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la peine de prolonger un peu la jeunesse du Troyen ; mon fauteuil était fané, son velours chauve : je le baptisai Anchise. Pour ne pas avoir à le porter sur mon dos si nous devions quitter nos pénates, je ne me comparai point à Énée ; tout de même, à défaut de cette piété filiale (pius Æneas), je lui conservai une bonne amitié, de la reconnaissance pour m’avoir aidé à passer des heures. Son souvenir est au centre de mon enfance. À cause de ce souvenir, d’ailleurs, je me juge inapte à retenir les plus précieux et les plus communs des lieux communs sentimentaux et celui-ci surtout que l’oubli des affections seul nous donne assez d’indépendance pour atteindre jusqu’à nous-mêmes.

Au lycée administratif et marron, me fut enseigné que certains mots mettent à leur tête une majuscule comme le marié ou le veuf, un chapeau haut de forme ; parmi les manteaux anonymes, leur bel air les distinguant, ils me parurent mériter les plus grands honneurs d’indéniables hiérarchies. Je ne les imaginai guère plus sans le panache de leur majuscule que les fronts napolitains sans l’ombre des feutres les plus subtils et les pieds des légats de Buenos Aires libres de leurs gaines brillantes. Il ne me semblait pas encore possible qu’un Sud-Américain pût transiger sur la qualité de ses chaussures, un Italien sur celle de ses chapeaux. J’en avais assez de passer mes semaines dans l’attente du dimanche. Je n’osais encore, pour moi-même, songer à l’amour avec un grand A, mais déjà me mettais en quête d’un espoir tout proche et dont