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Nous étions heureux l’un de l’autre.

Mais un soir, pourquoi ce grondement subit en vous d’orgueils barbares. Vos doigts erraient sur les coussins. Une soie plus chaude, plus humaine vous fit croire à de longs corps souples. Vos gestes furtifs s’impatientèrent du désir éveillé. Double silence ; je sus l’appel des lèvres entr’ouvertes. Votre presque sœur à l’ordinaire, peut-être dois-je accuser en ces quelques secondes le goût d’un demi-inceste. Vous étiez redevenu l’homme, le mâle primitif du moins pensai-je ainsi, me voyant déjà proie de votre force soudain réapparue brutale, inexorable.

Mais après le geste premier d’amour, je compris qu’à notre insu, nous avions commencé un jeu où point ne fallait nous attarder. Jusque là, nous nous étions efforcés à faire disparaître l’ignorante inimitié qui, des siècles durant, demeura le mystère séducteur de femme et la force victorieuse d’homme. Nous avions voulu nos deux intelligences d’un sexe unique, et pour y mieux parvenir. Avions spontanément renoncé à l’autre amour, sachant qu’il ne tolère pas de limpide compréhension des êtres, ni leur égalité. Par un réflexe inattendu, plus fort que raisonnement et volonté, nous redevenions le couple classique dont nous avions tant méprisé le type ; mais un triomphe en nous de mystérieuses puissances n’était pas tel qu’un instant pût tout effacer.

Tandis que vos lèvres confiantes s’éloignaient des miennes, à ma bouche déjà, montait l’amertume des baisers, que nous échangerions bientôt, avec le regret d’une amitié saccagée par la brutalité des victoires sensuelles. Dans les caresses qui mêleraient nos corps jamais l’illusion de vouloir unir nos âmes ; je vous connaissais trop pour croire à la supériorité grâce à quoi la femme hautement reconnaissante d’avoir été désignée, devient esclave du maître désiré. Notre faiblesse attend la domination ; pourquoi mon ami étiez-vous un égal ?

À quoi bon revenir pour d’autres départs ?

Alors si j’ai ri, c’était peut-être quand même, un peu de regret.

L’amitié tout cela, et rien que cela, puisque l’amour…

René Crevel.