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à l’héroïne. Mais le héros c’était lui-même, passant une anxieuse nuit de désespoir dans la petite chambre d’une modeste maison de New-York. La raison de cette anxiété et de ce désespoir était encore un profond secret pour George, mais il pouvait toujours dépeindre l’état de son esprit, venant justement lui-même de passer une nuit semblable. Il riait malicieusement pendant que sa plume courait rapidement et que les phrases affluaient dans son cerveau. Il trouvait très comique de détailler toutes les souffrances de son héros sans avoir la moindre idée de leur cause ; mais, à mesure qu’il avançait, il trouva que son silence sur ce point important prêtait à son premier chapitre un air singulier de mystère, et son propre intérêt s’éveilla subitement.

Il oublia tout : l’heure, l’époque de l'année, sa toilette, le déjeuner, son père, et quand il se leva il avait écrit le premier chapitre de son roman. Il s’était instinctivement arrêté à cette première halte. Une heure de l’après-midi sonna. Il se frotta les yeux, car tout cela ressemblait à un rêve, à une vision du pays des fées, à une nuit passée au jeu. Sachant à peine ce qu’il venait d’écrire, il eût été absolument incapable de se rappeler les mots qui commençaient le premier alinéa. Mais il connaissait la dernière phrase par cœur, car elle résonnait encore dans son cerveau, et, chose étrange, il savait ce qui devait venir après, bien qu’il lui eût semblé ne pas le savoir tant qu’il avait écrit. Tout en s’habillant, le livre tout entier, confus dans ses détails, mais net dans son contour général, se présenta à sa pensée et il se dit qu’il pourrait l’écrire tel qu’il le voyait. Ce ne serait assurément pas un bon roman, il ne serait jamais publié, mais il tiendrait sa promesse