Page:Créquy - Souvenirs, tome 8.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
94
SOUVENIRS

bourreaux, les coutelas sanglans et les tas de cadavres ne lui sont de rien ; elle ne les voit plus elle ne pense qu’à la Reine et se met à parler de la Reine avec une énergie si généreuse, avec une onction si pénétrante avec un éclat si magnifique avec des mots si touchans et si lumineusement vrais, que ces égorgeurs en sont émus. Le couteau leur tombe des mains… Ils étaient fatigués de carnage, et se retirent brusquement, en lui disant : — Tais-toi ! retourne chez toi.

Le premier mouvement de la Princesse de Tarente fut de tomber a genoux (dans le sang qui couvrait le pavé). Comme je me trouvais sur le chemin de son fiacre pour retourner à l’hôtel de Chastillon[1], elle se fit, arrêter chez moi pour y changer de vêtemens et pour ne pas apparaître inopinément devant sa pauvre mère…

Depuis la hauteur des genoux jusqu’en bas, tout le devant de sa robe de perse était si complètement imbibé de sang humain, qu’on n’en pouvait distinguer ni les dessins ni la couleur. Le cocher qui l’avait conduite écrivit le lendemain pour demander un dédommagement de vingt écus destinés à faire renouveler la doublure d’une portière et faire recouvrir les deux coussins du siége à l’intérieur de son fiacre. La Duchesse de la Vallière lui fit donner 400 livres, et sa fille, Mme de Chastillon, lui fit constituer une pension de cent écus. Cet homme nous a dit, (et ceci n’est pas difficile à croire) que,

  1. Rue du Bac, au-delà des Missions-Étrangères.