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SOUVENIRS

ne pas sortir du grand corps de logis, et qui s’étaient barricadés au fond de la deuxième cour. On fit donc entrer dans un vestibule au rez-de-chaussée, deux ou trois pièces de canon qui furent pointées contre ce noyau de révoltés et qui les pulvérisèrent indistinctement. Quand je dis indistinctement, ce n’est pas sans raison, car tous les fous et toutes les folles de cet hôpital étaient du nombre. Comme on ne leur avait donné rien à manger depuis le 5 septembre, ils avaient fini par aller se déchaîner ou se déverrouiller les uns les autres ; il y en avait un certain nombre à qui la vue du carnage avait fait recouvrer l’usage de la raison, et du reste il n’était pas un de ces aliénés qui ne fût dans les réfractaires à l’égorgement. C’est un fait assez remarquable en psychologie. Rien n’était plus affreux que leur sorte d’épouvante ou d’énergie de pur instinct. Ils n’en furent pas moins mitraillés sans rémission, et Dupont m’a dit que pendant soixante et douze heures de suite, on, avait charroyé tous ces cadavres mutilés de Bicêtre aux carrières de Montrouge, dans les tombereaux de la voirie, que les chiens de Paris, qui n’étaient pas moins affamés que les fous, suivaient à la trace du sang.

Je vous dirai, puisqu’il est question de ces pauvres chiens sans domicile et sans aveu, qu’ils se rendaient pendant la nuit sur la place de Louis XV et dans les Champs-Élysées, en si grand nombre, qu’ils en prenaient l’audace de s’ameuter et d’accourir pour barrer le passage à toutes les charrettes de maraichers dont ils mordaient les conducteurs et les chevaux comme s’ils fussent devenus enragés ou tout-à--