Page:Créquy - Souvenirs, tome 8.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
122
SOUVENIRS

de l’Ami du peuple, dont les plus forcenés jacobins ne parlaient qu’avec mépris, elle imagina de s’en venir de chez elle à Paris pour y poignarder Marat, ce qu’elle exécuta le plus résolument du monde, et tandis qu’il était dans sa baignoire. Le ciel me préserve de l’admirer et de l’approuver…[1].

Comme elle ne connaissait rien de ce qui se passait à Paris que par les journaux ; elle avait supposé, dans son village de Saint-Saturnin, que Marat ne pouvait manquer d’exercer une grande influence politique à Paris, tandis que c’était une bête féroce, un aboyeur hydrophobe, un cannibale en démence, qui ne pouvait être compté parmi les chefs d’aucun parti ; et voilà ce qui fit dire a Monsieur le Régent que le coup avait été bien appliqué mais très mal adressé. Ce que je pardonne le moins à cette demoiselle, c’est d’avoir été la cause de la plus risquable et la plus pénible contrariété que j’aie de ma vie soufferte, et voici l’aventure.

On avait déifié Marat dont on avait résolu de transporter le cadavre au Panthéon ; mais, pour ne pas exposer son ignoble face à la dérision publique, attendu qu’il avait toujours été d’une laideur infâme, et parce qu’on n’avait jamais pu lui fermer les yeux qu’il avait toujours eu louches et qui s’étaient retournés horriblement, on n’avait pu venir à bout, non plus, de lui fermer la mâchoire, ce que le docteur Séguret, notre comprisonnier,

  1. Marie-Anne-Charlotte Corday d’Armans, née à Saint-Saturnin, diocèse de Seez, en Normandie, morte à Paris en 1793, agée de 24 ans.