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SOUVENIRS

s’emparer du produit de la pêche en question, parce que l’Assemblée nationale avait supprimé le droit de chasse et parce que c’était du poisson d’église. Il y avait là deux ou trois de mes gardes, envoyés pour y maintenir le bon ordre, mais les horions qu’on leur donna les obligèrent à s’aller cacher au prieuré. Chacun s’empara de notre beau poisson, et l’emporta comme il put ; qui les femmes dans leurs devantières (c’est le mot du pays pour tabliers) et les hommes dans leurs bissacs, et puis les enfans s’attelèrent sur les plus grosses carpes pour les traîner avec des cordes et comme à la remorque.

Il y avait soixante ans que cet étang n’avait été mis à sec, parce qu’on avait supposé qu’une jeune fille du pays était allée s’y noyer, et parce qu’on avait cru devoir éviter les émotions de famille et le scandale qui pouvait résulter de la découverte de ses restes. Toujours est-il qu’on venait de pêcher dans mon vivier priorissal un brochet de quatre pieds quatre pouces, que le maire de Longprey se voulait adjuger en part de prise, et qu’il avait entrepris d’emporter dans ses bras comme il aurait fait d’un enfant de quatre ans. Chacun s’en retournait gaiement, en criant à qui mieux mieux : Vive la Nation ! vive Néguerre ! vive l’Assemblée nationale ! mais voilà que le brochet se mit à mordre M. le maire à la main d’abord, ensuite à la joue ; et l’on m’écrivit que pour triompher de ce formidable sexagénaire, on avait été obligé de le tuer à coups de fusil. Nous apprîmes environ dix mois après que les mêmes paysans s’étaient venus incendier et démolir mon vieux château de Gâtines.