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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

Révérend Père Bougeant. Mais mère avait déjà rendu son âme, à Dieu j’espère, et la conscience de son mari s’alarma tellement des mauvaises dispositions qu’il me supposait, qu’il prit le parti de m’envoyer en Europe auprès de son père, à lui, lequel était, comme vous savez, un des plus riches négocians de Cadix. J’étais âgé pour lors de 17 à 18 ans.

« Mon grand-père Soarez a toujours été d’humeur défiante et rigide, il exigeait que je ne fusse occupé que de ses affaires, et ne permettait pas que je prisse la moindre part aux divertissemens de mon âge ; ainsi je n’allais jamais au spectacle, et le dimanche, je n’étais jamais pour rien dans ces agréables parties champêtres ou maritimes, qui sont toujours si goûtées dans nos villes de commerce, et qui dédommagent un peu les malheureux négocians de la fatigue et des ennuyeux travaux du reste de la semaine.

« Cependant, comme l’esprit a naturellement besoin de variété, je cherchai mon délassement dans la lecture, et pour cette fois, ce ne fut pas dans celle des livres philosophiques, mais dans les romans nationaux. Le goût que j’y pris me donna la plus grande disposition pour la tendresse ; mais comme je sortais fort peu, et que je ne voyais jamais d’autres femmes que ma grand’mère et sa duègne (à moins que ce ne fût dans les églises et dans les rues), je n’avais pu trouver aucune occasion pour disposer de mon tendre cœur, et je n’étais encore amoureux que de l’amour.