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louanges, la protection vénale et tout au moins le silence de ces méchants écrivains. Pour un motif ou pour un autre, il est à remarquer que tous les souverains, étrangers (c’est-à-dire ceux du nord de l’Europe) en faisaient autant. Il est à remarquer aussi que tous les souverains qui ne sont pas catholiques ont la même affectation de prévenance universelle, de générosité sentimentale de simplicité ridicule et de bienveillance hypocrite. Si je ne vous ai pas entretenu successivement du Roi de Danemark et du Roi de Suède, du philosophe Joseph II, du Prince Henry de Prusse et du Comte du Nord, c’est tout uniment pour ne pas réveiller en moi les sentiments d’impatience et d’irritation qu’ils me causaient à Paris. Tout ce que je vous dirai sur ces illustres voyageurs, c’est que la gaucherie de leur enthousiasme et de leurs adulations pour de misérables écrivassiers nous faisait soulever le cœur. — Mon Dieu, disait l’Abbesse de St-Antoine, alors Mademoiselle de Beauvau comme tous ces Princes philosophes ont l’air fade et comme ils sont doucereux ! On dirait qu’ils vous poissent aux doigts et que ce sont des Rois de pâte de guimauve[1].

  1. M. Clérisseau, l’architecte, ayant eu l’honneur de travailler pour S. M. l’Impératrice de Russie, s’était imaginé qu’à ce titre M. le Comte du Nord ne pouvait se dispenser de l’accueillir avec la distinction la plus marquée. Ayant été invité à se trouver dans la maison de Mme  de la Reynière avec tous les artistes qui avaient contribué à la décoration de cette belle demeure, le jour où M. le. Comte du Nord devait y venir. — M. le Comte lui dit-il en l’abordant, je me suis fait écrire plusieurs fois inutilement à votre porte, j’y suis retourné pour avoir l’honneur de vous voir et je ne vous ai jamais trouvé. J’en suis fâché, monsieur Clérisseau : j’espère que vous voudrez bien m’en dédommager. — Non., M. te Comte, vous ne m’avez pas reçu parce que vous n’avez pas voulu me recevoir, et c’est très mal à vous, mais j’en écrirai à Mme  votre mère. – Je vous prie de m’excuser, je sens, je vous assure, tout ce que j’ai perdu… On avait beau le rappeler à lui-même ; la confusion de Mme  et de M. de la Reynière était à son comble, on ne pouvait l’empêcher de poursuivre, et si l’on n’était parvenu à le mettre dehors il gronderait encore. Ce n’est pas la première querelle de M. Clérisseau avec des têtes couronnées ; il en a eu une avec l’Empereur qui ne le cède en rien à celle-ci. » Ce passage est extrait de la correspondance littéraire et philosophique de M. le Baron Grimm, et quand on pense que ce même Comte du Nord est devenu l’Empereur Paul, on ne saurait assez admirer les efforts qu’il avait dû faire, afin de se plier à ce qu’on prenait alors pour les mœurs de la France. Je suis fâchée qu’il n’ait pas vu notre manière de procéder avec les philosophes et les Clérisseau, ce farouche Autocrate.
    (Note de l’Auteur.)