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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

cesse de Montbarrey s’en tourmentait outre mesure, et je lui dis dire par votre père d’envoyer ses deux enfans chez moi, rue de Grenelle, où je les ferais loger en bonne exposition du plein midi.

On me les amène, et comme ils avaient les lèvres tachées de noir, de vert, de violet, de gros rouge et autres barbouillages incompréhensibles, je m’insinuai dans leur confiance, et j’en appris qu’ils n’avaient fait autre chose que manger depuis Versailles jusqu’à Paris, des pains à cacheter dont ils avaient rempli leurs pochettes. La petite fille disait en pleurant qu’il ne fallait pas les dénoncer, parce qu’on les ferait mourir pour avoir été voler les pains à cacheter du Roi, dans un arrière-cabinet de leur père où les secrétaires de ce Ministre avaient leurs fournitures de bureau.

Ils étaient affamés et maigres comme des chacals :

— Attendez donc, leur dis-je, et je commençai par faire donner à chacun d’eux une pleine jatte de soupe au riz. Ensuite on leur servit, et méthodiquement pendant six semaines, un bon potage à déjeuner, et pour le second repas, des côtelettes grillées ou des pigeons étuvés à l’orge, des légumes au bouillon, de la compote ; quelquefois des tartelettes en pâtisserie brisée, mais non pas feuilletée, ce qui va sans dire. On les faisait goûter avec des fruits, des tartines de confitures, ou du laitage, et leur souper consistait régulièrement dans un beau poulet rôti (dont ils ne mangeaient que les ailes), lequel était flanqué d’un plat de chicorée, d’épinards ou de laitues bien cuites, et lequel était accosté d’un compotier de bons pruneaux d’Agen, aiguisés,