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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

malice de ne pas lui adresser une seule parole, et du reste, il me semblait que je n’aurais su que dire à cet imprimeur-libraire ? Il avait de longs cheveux comme un diocésain de Quimper ; il avait un habit brun, veste brune et culotte de même drap avec les mains de pareille couleur ; il avait une cravate rayée de rouge ; et ce que j’ai vu de plus remarquable en lui, c’était sa manière d’arranger les œufs frais. Ceci consistait à les vider dans son gobelet en y mettant du beurre avec du sel et du poivre et de la moutarde ; il en employait cinq ou six à confectionner ce joli ragoût philadelphique, dont il se nourrissait à petites cuillerées[1]. Il est bon de vous dire qu’il ne détachait pas avec une cuillère et qu’il coupait avec un couteau les morceaux de melon qu’il voulait manger ; item, il mordait dans les asperges au lieu d’en trancher la pointe avec son couteau sur son assiette, et de la manger proprement à la fourchette ; vous voyez que c’était une manière de sauvage ; mais au demeurant, mon ami, comme chaque peuple a ses institutions, son climat, ses alimens, ses habitudes et des coutumes à lui propres, chaque nation doit avoir ses délicatesses morales et ses grossièretés physiques, avec des recherches de politesse qui lui sont particulières, et des négligences habituelles qu’une autre n’a pas. Ce qui me fit prendre garde aux faits et gestes de ce philosophe américain, c’était l’ennui d’en entendre par-

  1. On voit dans le nouvel ouvrage de Mistriss Trollope que cette étrange manière de manger des œufs frais est encore usitée généralement dans tous les États-Unis.
    (Note de l’Éditeur.)