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SOUVENIRS

comprends que vous soyez péniblement affecté de me voir manifester des goûts si vulgaires et si peu conformes à la distinction de ma naissance, mais je n’avais pas le choix des alimens : il n’y avait que cela dans la maison.

— Parbleu ! je ne vous reproche pas de manger de la dinde à défaut de poularde ; en voyage on est bien obligé de manger ce qu’on trouve ; c’est une épreuve à supporter et je viens d’en avoir de rudes ! mais la chose qui m’étonne est ce nombre de sept, et pourquoi donc faire ?

— Monsieur, je vous avais ouï dire assez souvent qu’il n’y a presque rien de bon dans une grosse dinde, et je n’en voulais manger que les sot-l’y-laisse.

— Ceci, répliqua son père, est un peu dispendieux (pour un jeune homme), mais ça n’est pas déraisonnable, et j’aime à vous voir profiter des observations que je fais.

À présent que je vous ai parlé gourmandise avec un air de suffisance et de résolution déterminée, je suis bien aise de vous déclarer que j’ai toujours été sobre comme un chameau. Vous savez que je ne bois ni vin ni liqueurs, mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que je n’ai jamais bu que de l’eau, sinon pendant mes grossesses, où les médecins m’obligeaient à faire usage de vin sucré. Il y aura tantôt cinquante ans que je ne mange autre chose que des légumes étuvés au bouillon de poule, et puis des compotes grillées : ce qui ne veut pas dire qu’on ne s’observe attentivement dans cette partie de ma cuisine, et ce qui ne fait pas que je n’y voie juste et