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SOUVENIRS

qui était un homme habillé en femme, et l’on apprit alors du fermier que l’autre criminel était cet infernal mendiant qu’on abritait sous le porche de l’abbaye, et qui se trouvait là, devant nous, sur une civière, en attendant qu’on le jetât dans un cachot, comme il l’avait si bien mérité. C’était le torse d’un géant dont on aurait coupé les quatre membres, à la réserve d’une espèce de moignon qui ressemblait à un restant de bras. Sa tête me parut d’une grosseur démesurée. Il avait des plaies et des plaques de fange sur toute la peau ; il en avait dans sa crinière et dans sa barbe revêche. Les haillons dont il était couvert étaient profondément souillés d’une boue fétide et sanglante, et l’on voyait flamboyer au milieu de toutes ces Nonnes, de ces torches bénites et ces transparens féodaux, les yeux de ce meurtrier, les deux yeux verdâtres les plus sinistres et les plus scélérats qu’on ait jamais rêvés dans le cauchemar le plus affreux… Quand elle eut tout disposé pour la sûreté générale avec méthode et discernement, prudence et présence d’esprit, Madame de Montivilliers leva son voile, et tout le monde se mit à genoux pour recevoir sa bénédiction.

Comme je m’étais introduite en fraude avec les Assistantes de Madame, je fus mise en pénitence pour trois jours, c’est-à-dire exilée de l’Abbatial et dans une cellule éloignée, où l’on ne me donna pour toute compagnie qu’une Sœur-Économe qui était sourde comme un tapis, et qui parlait toujours sans discontinuer sur les différentes manières de conserver les œufs et de faire sécher les haricots. On n’a jamais imposé de pénitence aussi bien calculée pour la pu-