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SOUVENIRS

livres, dans les gros livres, et je lisais des dictionnaires et des antiphonaires quand je n’avais pas autre chose à ma portée.

Je me souviens qu’il y avait dans la chapelle où les Abbesses étaient inhumées, deux superbes lampes, dont l’une était d’un beau travail, l’orfèvrerie gothique, enrichi de pierreries sur un fond d’or : celle-ci brûlait continuellement, tandis que l’autre, qui était en argent ciselé, n’était allumée presque jamais. Comme je voulais toujours me rendre compte de toute chose, et que j’allais toujours questionnant chacun, j’appris que la lampe gothique avait été fondée vers l’an 1200, et qu’elle avait été dotée en bled, ce qui pouvait fournir à son entretien pendant toute l’année ; tandis que l’autre, qui n’avait été fondée qu’en 1550, ne pouvait plus être allumée que pendant quatre mois sur douze, attendu qu’elle avait été dotée en numéraire. Voilà de quoi faire un beau chapitre d’économie politique : j’ai toujours oublié d’en parler à M. Turgot.

J’allais souvent prier et méditer dans cette chapelle sépulcrale, au milieu des tombes, des épitaphes et des effigies de ces pieuses et nobles filles, à qui ma tante avait succédé. J’y restais souvent des heures entières au déclin du jour, et c’était sans éprouver jamais aucun sentiment de frayeur ou d’inquiétude. Il me semblait que j’étais en famille avec toutes ces Abbesses de Montivilliers, et, soit dit en passant, je n’ai jamais eu peur des morts, à moins qu’ils ne fussent du sexe masculin, ou que je pusse les soupçonner d’avoir manqué de dévotion pendant leur vie.