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DELILLE


1738 — 1813



L’histoire littéraire offre peu d’exemples d’une destinée aussi heureuse que celle de Jacques Delille. Cet enfant de la Limagne, à qui son père, l’avocat Montanier, n’avait pas même laissé un nom, arriva d’Aigueperse à Paris avec une pension viagère de cent écus pour toute ressource. Mais la fortune, cette grande railleuse, le prit amicalement par la main, et, de degré en degré, le fît monter, en quelques années, sur le trône éclatant réservé au génie. Dès que le monarque de Ferncy laissa tomber le sceptre, Delille fut roi ! « Après la mort de Voltaire, remarque très-justement le critique Duviquet, Delille n’avait plus de rivaux. » On peut ajouter que l’auteur des Jardins était proclamé d’avance l’héritier et le successeur de l’auteur de la Henriade. Quels étaient ses titres à la royauté littéraire ? Il n’en avait qu’un : la popularité, une espèce de gloire menteuse qui était plutôt une faveur du hasard qu’une récompense du talent. Le jeune Auvergnat n’eut qu’à prendre la plume pour devenir illustre. Au sortir du collège, tout le monde l’applaudit ; tout un siècle d’initiative et de progrès, le siècle de la philosophie et de l’esprit, ce xviiie siècle inauguré par la raison, cette vaillante époque si Gère d’avoir détruit les vieux préjugés, se laissa naïvement imposer la plus incroyable des superstitions ; le xviiie siècle adora Delille. Je ne connais que deux hommes qui n’aient pas été dupes de cette infatuation universelle : le critique Clément, que Voltaire appelait le petit serpent de Dijon, et Rivarol.

À l’apparition des Géorgiques en vers français, il sembla qu’un nouvel astre venait de paraître. La France crut avoir trouvé son Virgile. Déjà plusieurs poètes avaient tenté de faire passer dans notre langue le poëme latin, mais une pareille entreprise avait été jugée, non pas