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avec les professeurs et les camarades, lourdes mélancolies. »

Ainsi, l’indépendance et la singularité de son caractère s’annonçaient par de profonds contrastes, souvent même par une lutte ouverte avec ses condisciples. Un de ses journaux intimes, Mon cœur mis à nu, contient cette phrase : « Sentiment de solitude, dès mon enfance, malgré la famille, et au milieu des camarades surtout, — sentiment de destinée éternellement solitaire. Cependant goût très vif de la vie et du plaisir[1]. »

Ce n’est pas le seul trait où éclate l’originalité de sa nature. Il a noté, dans Mon cœur mis à nu, le rêve qui hantait dès lors son esprit : être « tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien ». Etrange association d’idées qui s’explique par le prestige qu’eut, de tout temps, pour son imagination, le côté plastique de la vie, sans préjudice de son penchant au mysticisme[2].

En 1836, le colonel Aupick, appelé à l’état-major

  1. On est peu renseigné, en somme, sur la première enfance de Charles Baudelaire, — si peu qu’on serait porté à demander à l’œuvre du poète un supplément d’informations sur sa vie. À ce sujet, observons qu’il y a lieu de tenir pour un récit véridique la visite qu’il conte, avec un ravissement encore si ému, avoir faite, dans ses premières années, à une dame Panckoucke (morale du joujou, Œ. C., iii). Nous avons relevé en effet, dans l’incomparable collection de M. Ancelle, une lettre de Mme Panckoucke au général Aupick.
  2. Mme Aupick était très pieuse, mais d’une piété toute féminine. Quant à François Baudelaire, sans doute peut-on discerner quelque indice des inclinations de son esprit dans les lignes suivantes, écrites par Mme Aupick à Asselineau, après la mort de son fils, à l’occasion d’un envoi de tableaux qu’elle le prie d’accepter en souvenir ; je les cite d’autant plus volontiers qu’elles me semblent particulièrement intéressantes, en ce qui concerne les hérédités que notre poète trouva dans son berceau.
    « … Les deux tableaux dans votre caisse sont pour vous, mon enfant, Charles les avait suspendus lui-même dans sa chambre ; celui à l’huile, vieux tableau, est un Saint-Antoine dans sa solitude, où il se croyait obsédé par le démon ou un mauvais ange ; il a près de lui une croix.
    « M. Baudelaire s’était amusé à faire pour pendant à ce tableau, un tableau profane. À la place du saint, il a mis une bacchante qui tient un thyrse au lieu de la croix de Saint-Antoine ; elle est entourée d’amours au lieu d’anges… » (8 novembre 1867).