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droit absolu du biographe, déporter sa sonde jusque dans le cœur et les reins de son modèle, lorsque les investigations dans la vie éclairent l’œuvre d’une lumière utile à sa pleine compréhension. Niera-t-on que telle soit ici l’espèce ? Alors je demanderai, par exemple, si la publication des lettres de Baudelaire et de Mme  Sabatier, — documents d’un ordre tout privé, que je sache, — n’a pas apporté le plus instructif commentaire à l’une des parties les plus mystérieuses des Fleurs du mal ; si, auprès du lecteur, quelques-unes des pièces en cause n’ont pas gagné à cette révélation un supplément d’humanité et de subjectivité, si l’on peut dire, qui fait mieux sentir leurs beautés et leur émotion ?

Mais, pour légitimer ses recherches les plus minutieuses et les plus intimes, une étude dont Baudelaire est l’objet peut encore exciper d’un argument plus convaincant et plus particulier que ceux dont la biographie a coutume de s’autoriser justement. Compte-t-on pour rien la légende baudelairienne ? À quel point elle fut préjudiciable à son infortuné héros, on ne le dira, on ne le prouvera jamais assez. Il lui dut, pendant sa vie, de n’être pas « pris au sérieux », comme le constatait tristement un témoin de sa lente agonie ; et l’homme mort, elle est cause que des doutes subsistent sur la sincérité du poète. Oui, chez beaucoup, « la peur d’être dupe de ce grand dédaigneux empêche la pleine admiration [1]. » Ainsi s’exprimait M. Paul Bourget, dans ses si pénétrants Essais de psychologie contemporaine : on ne saurait mieux rapporter ni mieux résumer le sentiment général.

Eh bien ! je dis qu’il n’y a point de considération qui doive prévaloir contre l’urgence de détruire, jusqu’en ses fondements, cette légende meurtrière. Le plus grand service dont les Bau-

  1. Essais de psychologie contemporaine (Alph. Lemerre, éd., 1885).