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indigne, pareille réciprocité de piété filiale. Voilà comment s’est formée une chaîne indestructible, forgée des fibres mêmes du cœur humain, qui rattache une génération à l’autre par le lien des croyances religieuses ! Voilà comment une nation, quand elle met en pratique l’esprit d’association et de solidarité, traverse les siècles et impose sa civilisation, ses coutumes et ses lois à l’invasion étrangère[1]. Ces lois, reflet d’antiques traditions, reposent sur la famille, type et fondement de la société. N’y aurait-il donc pas juste motif de dire du culte des ancêtres. qu’il est le « culte de la famille » ? Que ce culte annonce une religion, ou qu’on y voie plutôt des honneurs civils rendus aux parents morts, je l’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il exerce une profonde influence sur le droit public et sur le droit privé.

L’État n’est que l’image agrandie de la famille. L’autorité que le père exerce dans sa maison, le village[2] l’exerce sur son territoire, le monarque l’exerce dans son empire. Le père veille au bien-être des siens avec la même sollicitude, avec le même dévouement que « le Fils du Ciel » (t’ien tseu) se préoccupe du bonheur de son peuple. En montant sur le trône, le Souverain obéit, en effet, à un mandat du Ciel, pour lequel il doit professer le même respect que celui qu’il est en droit d’attendre de ses sujets. Ce n’est pas le seul de ses devoirs ; il en a un autre tout aussi sacré à remplir, l’amour paternel[3] (fou ts’eu). Le plus beau titre qu’il ambitionne au milieu des splendeurs du pouvoir, n’est-ce pas celui de « Père et Mère du peuple »[4] (min che fou mou) ?

Au faîte, à Pékin, l’Empereur, qui s’intitule « le Fils du Ciel », non par une sorte de jactance orientale, de despotisme ou de défi jeté à toute créature humaine, mais, au contraire, comme marque de sa soumission à la Divinité, dont il observe les commandements, et par respect de la religion des ancêtres, dont il pratique tous les rites. Au-dessous de l’Empereur, et relevant de son autorité immédiate, onze[5] grands ministères transmet-

  1. Cette invasion remonte à l’année 1644 ap. J.-C. Depuis cette époque, les Tartares Mandchous, entrés vainqueurs à Pékin, sont maîtres des destinées de la Chine. La dynastie actuelle (la 22e, dite des Tsing — en annamite Thanh) a renversé celle des Ming, et compte jusqu’à 1907, huit empereurs. On sait que l’usage en Chine est de ne pas publier l’histoire d’une dynastie régnante.
  2. Admirable mécanisme, qui est le pivot de l’organisation sociale du pays. Dans l’Annam, le village est pourvu d’une autonomie bien plus large que la commune en France. Il est administré par un groupe de notables, dont les premiers dans la hiérarchie sont le huong than, chargé des finances municipales, et le huong hao, de la police. Le maire n’est qu’un agent subalterne, élu pour un an par les notables. Ses fonctions consistent à obéir aux volontés du Conseil des notables, qu’il ne préside même pas, et d’exécuter les ordres de l’autorité supérieure. Il est détenteur du sceau du village. Il est responsable de tout et corvéable à merci.
  3. Voy. Ta-Hio, Commentaire, chap. III § 3.
  4. Voy. Ta-Hio, Commentaire, chap. X § 3.
  5. En voici la liste qui vient d’être publiée par M. le Consul Général Vissière, professeur de langue chinoise à l’École des Langues Orientales vivantes : 1o le Ministère des Affaires étrangères ; 2o Le Ministère des Offices civils (ou de l’Intérieur) ; 3o le Ministère de l’Administration du peuple (ancien Ministère de la Police) ; 4o le Ministère des Finances ; 5o le Ministère