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octave crémazie

— Vous partez demain pour Paris, me dit-il, ne manquez pas d’aller voir Octave. Vous savez le pseudonyme sous lequel il est connu en France. Demandez Jules Fontaine, numéro 4, rue Vivienne. Je vais lui annoncer votre arrivée. Ma mère désirerait beaucoup vous voir avant votre départ.Mater dolorosa

Quelques minutes après, j’étais rue Saint-Louis, au salon de madame Crémazie.

Je l’avais connue en des temps meilleurs. C’était alors une femme vigoureuse et forte qui portait vaillamment ses quatre-vingts ans, mais le chagrin l’avait cassée, flétrie, émaciée. J’eus peine à la reconnaître. La bonne vieille s’avança d’un pas faible et chancelant, vint s’asseoir tout auprès de moi. Elle me prit la main et me regarda avec des yeux fixes, rougis par les larmes qu’elle n’avait cessé de verser depuis dix ans. Cette figure de Mater dolorosa me donna un serrement de cœur.

— Vous allez revoir mon cher Octave, me dit-elle d’une voix chevrotante ; ce pauvre enfant ! il a bien souffert,… et moi aussi !… Que vous dirai-je pour lui ? que je l’attends toujours… Ah ! vous êtes bien heureux vous ; vous allez le revoir !… mais moi, à mon âge, puis-je espérer de jamais l’embrasser encore ?… »

Elle n’en put dire davantage, et se couvrant la tête de son grand tablier, elle se prit à pleurer avec des sanglots à fendre l’âme.

On devine tous les chérissements dont elle me chargea pour son cher Benjamin que jamais plus, hélas ! elle ne devait revoir.