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LE SOPHA

croire qu’elle était née ce qu’elle paraissait. Sage sans contrainte et sans vanité, elle ne se faisait ni une peine, ni un mérite de suivre ses devoirs. Jamais je ne la vis un moment ni triste ni grondeuse ; sa vertu était douce et paisible, elle ne s’en faisait pas un droit de tourmenter ni de mépriser les autres, et elle était sur cet article beaucoup plus réservée que ne le sont ces femmes qui, ayant tout à se reprocher, ne trouvent cependant personne exempt de reproche. Son esprit était naturellement gai, et elle ne cherchait pas à en diminuer l’enjouement. Elle ne croyait pas sans doute, comme beaucoup d’autres, qu’on n’est jamais plus respectable que lorsqu’on est fort ennuyeux. Elle ne médisait point et n’en savait pas moins amuser. Persuadée qu’elle avait autant de faiblesses que les autres, elle savait pardonner à celles qu’elle leur découvrait. Rien ne lui paraissait vicieux ou criminel que ce qui l’est effectivement. Elle ne se défendait pas les choses permises, pour ne se permettre, comme Fatmé, que celles qui sont défendues. Sa maison était sans faste, mais tenue noblement. Tous les honnêtes gens d’Agra se faisaient honneur d’y être admis, tous voulaient connaître une femme d’un aussi rare caractère, tous la respectaient ; et, malgré ma perversité naturelle, je me vis enfin forcé de penser comme eux.

« J’étais, lorsque j’entrai chez cette dame,