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LE SOPHA

et grondeur dont elle s’était armée en le voyant. Il est apparent qu’il n’en découvrit pas le motif, ou qu’il n’en était pas touché, et il ne l’est pas moins que sa froideur ou sa distraction déplurent à Fatmé. Insensiblement elle engagea une querelle ; elle vit dans un instant à son mari les vices les plus odieux. Quelles horribles mœurs n’avait-il pas ! Quelle débauche ! Quelle dissipation ! Quelle vie ! Elle l’accabla enfin de tant d’injures, que, malgré toute sa patience, il fut obligé de la quitter. Fatmé se fâcha de son départ ; le trouble de ses yeux, moins obscur pour moi qu’il n’avait été pour ce mari, m’apprit que ce n’était point par son absence qu’elle aurait voulu être calmée, avant même que quelques mots assez singuliers qu’elle prononça, quand elle se vit seule, m’eussent absolument mis au fait de ce qu’elle pensait là-dessus.

« Fatmé, en apparence, fuyait les plaisirs, et ce n’était que pour s’y livrer avec plus de sûreté. Dévouée à l’imposture dès sa plus tendre jeunesse, elle avait moins songé à corriger les penchants vicieux de son cœur, qu’à les voiler sous l’apparence de la plus austère vertu. Son âme, naturellement… dirai-je voluptueuse ? non : ce n’était pas le caractère de Fatmé ; son âme était portée aux plaisirs. Peu délicate, mais sensuelle, elle se livrait au vice, et ne connaissait point l’amour. Elle n’avait pas encore vingt ans ; il y en avait cinq qu’elle était