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LE SOPHA

malheur qui puisse arriver à une femme raisonnable est d’avoir une passion, quelque heureuse même qu’elle puisse être. Tant que je dus être indifférente, ces considérations prirent tout sur moi ; mais je connus enfin qu’elles n’avaient retenu mon cœur que parce qu’on n’avait pas encore su le toucher, et que ce calme dont nous nous applaudissons est moins en nous l’ouvrage de la raison que l’effet du hasard. Un moment, un seul moment suffit pour troubler mon cœur ! Voir, aimer, adorer même ; sentir à la fois, et avec une extrême violence, ce que l’amour a de plus doux et de plus cruels mouvements ; être livrée au plus flatteur espoir ; retomber de là dans les plus cruelles incertitudes : tout cela fut l’ouvrage d’un regard et d’une minute. Étonnée, confuse même d’un état si nouveau pour mon âme ; dévorée de désirs qui jusqu’alors m’avaient été inconnus, sentant la nécessité d’en démêler la cause, craignant de la connaître ; absorbée dans cette douce émotion, cette divine langueur qui avait surpris tous mes sens, je n’osais m’aider de ma raison pour détruire des mouvements qui, tout confus, tout inexplicables qu’ils étaient pour moi, me faisaient déjà jouir de ce bonheur qu’on ne peut définir, et quand on le sent, et quand on ne le sent plus. Je vis enfin que j’aimais. Quelque empire que ce mouvement eût déjà pris sur moi, j’essayai de