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LE SOPHA

n’est pas enfin quand on connaît aussi peu l’amour qu’on peut se flatter de le ressentir, et qu’on doit le persuader.

— « Peut-être, en effet, s’exagère-t-on ses mouvements, répondit Zulica ; mais du moins on ne dit que ce qu’on croit sentir ; et que ce désordre parte du cœur, ou qu’il n’existe que dans l’imagination, l’amant en est-il moins heureux ? Non, Nassès, avec quelque désavantage que vous plaigniez les premiers sentiments, je vous aimerais, s’il était possible, mille fois plus que je ne vous aime, si j’étais la première à qui vous rendissiez hommage.

— « Vous y perdriez plus que vous ne pensez, répliqua-t-il. Je suis à présent mille fois plus en état de sentir ce que vous valez que je ne l’aurais été dans le temps que vous voudriez que je vous eusse aimée. Tout alors m’échappait, esprit, délicatesse, sentiment. Toujours tenté, n’aimant jamais, mon cœur ne s’émouvait point, même dans ces moments où, emporté dans mes transports, je n’étais plus à moi-même. Cependant on me croyait amoureux, je croyais l’être aussi. L’on s’applaudissait de pouvoir me rendre si sensible ; moi-même, je me félicitais d’être capable d’une aussi délicate volupté ; il me semblait qu’il n’y avait dans la nature que moi d’assez heureux pour sentir aussi vivement les charmes de l’amour. Sans cesse aux pieds de ce que j’aimais, quelquefois languissant, jamais éteint,