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LE SOPHA

— « Ah ! Nassès ! dit-elle, que je suis à plaindre de vous aimer, et que difficilement je pourrais compter sur votre constance !

— « Je ne vois pas pourquoi, répondit-il : croyez-vous que pour avoir eu trente-trois femmes je doive vous en aimer moins ?

— « Oui, reprit-elle ; moins vous auriez aimé, plus je pourrais croire qu’il vous resterait des ressources pour aimer encore, et qu’enfin vous ne seriez pas absolument usé sur le sentiment.

— « Je crois, répliqua-t-il, vous avoir prouvé que je n’ai pas le cœur épuisé ; d’ailleurs, à vous parler avec franchise, il y a bien peu d’affaires où l’on se sert du sentiment. L’occasion, la convenance, le désœuvrement les font naître presque toutes. On se dit, sans le sentir, qu’on se paraît aimable ; on se lie, sans se croire ; on voit que c’est en vain qu’on attend l’amour, et l’on se quitte de peur de s’ennuyer. Il arrive aussi quelquefois qu’on s’est trompé à ce que l’on sentait : on croyait que c’était de la passion, ce n’était que du goût : mouvement, par conséquent, peu durable, et qui s’use dans les plaisirs, au lieu que l’amour semble y renaître. Tout cela, comme vous voyez, fait qu’après avoir eu beaucoup d’affaires, on n’en est quelquefois pas encore à sa première passion.

— « Vous n’avez donc jamais aimé ? lui demanda-t-elle.