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LE SOPHA

raison reprenant peu à peu son empire, à l’étonnement succéda l’horreur. Il semblait ne pouvoir pas comprendre ce qu’il voyait ; il cherchait à en douter, à se flatter qu’un songe seul lui offrait de si cruels objets. Trop sûr enfin de son malheur, il leva douloureusement les yeux sur lui-même, et se retraçant tout ce qu’il avait fait pour séduire Almaïde, combien sa criminelle passion l’avait aveuglé, avec quel art il l’avait corrompue par degrés, il tomba dans la douleur la plus amère.

« Almaïde enfin ouvrit les yeux : mais encore troublée, ne distinguant pas les objets aussi bien que Moclès, elle fut d’abord plus confuse qu’affligée. Soit enfin que le désespoir où elle le voyait lui fît sentir sa chute, soit que d’elle-même elle connût tout ce qu’elle avait à se reprocher :

— « Ah ! Moclès ! s’écria-t-elle en pleurant, vous m’avez perdue ! »

« Moclès en convint ; il s’accusa de l’avoir séduite, la plaignit, tâcha de la consoler, et lui parla en homme vraiment humilié sur le danger qu’il y a à compter trop sur soi-même. Enfin, après lui avoir dit tout ce que peuvent inspirer la plus vive douleur et le repentir le plus sincère, sans oser la regarder, il prit congé d’elle pour toujours.

« Almaïde, restée seule, n’en fut ni moins honteuse, ni plus tranquille ; elle passa toute la nuit à pleurer et à se reprocher tout, jus-