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LE SOPHA

jugerez s’il doit m’être indifférent, pensant comme je fais, d’être sur un pareil article dans une si profonde ignorance. D’ailleurs votre intérêt s’y trouve joint au mien, puisqu’il n’est pas possible que, vertueuse comme vous êtes, vous ne soyez pas tourmentée des mêmes idées que moi.

— « Vous m’effrayez ! lui dit Almaïde ; parlez, je vous en conjure !

— « Eh bien ! lui dit-il, je pense qu’il est possible que nous ayons fort peu de mérite à ne nous être jamais écartés de nos devoirs.

— « Cela se pourrait-il ! s’écria-t-elle, et d’un air assez fâché de ce que la conversation prenait un tour si sérieux.

— « Sans doute, reprit-il, et je vais vous en convaincre. Vous n’avez, vous, jamais éprouvé les douceurs de l’amour (car, quelque chose que vous en puissiez croire, il n’est pas douteux que ce qui vous est arrivé avec ce jeune homme ne vous en a donné qu’une idée fort imparfaite ; moi, je l’ai toujours fui ; est-ce là de quoi nous croire si parfaits ? Mais, direz-vous, nous avons eu des désirs, et nous en avons triomphé. Est-ce donc une si grande victoire que celle-là ? Savions-nous ce que nous désirions ? Sommes-nous même bien sûrs d’avoir eu des désirs ? Non ! Notre orgueil nous a trompés ; ce que nous avons pris pour des désirs les plus ardents était, sans doute, de bien légères tentations. Ce n’est,