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le cercle vicieux

en concurrence, car chacun d’eux recrute séparément des adeptes qui ne se rencontrent et ne se connaissent même pas. Bien restreint est le nombre de ceux qui connaissent plusieurs de ces projets et peuvent choisir entre eux. Le plus grand nombre des intéressés n’en connaîtra qu’un, et chacun, séduit par le principe, adoptera celui que le hasard lui offrira le premier. Donc, en supposant que ces divers projets aient tout le succès possible, c’est-à-dire réussissent à enrôler tous les intéressés, ils n’aboutiraient qu’à partager le monde civilisé en autant de domaines linguistiques étrangers les uns aux autres, et dont la concurrence serait aussi ardente et aussi stérile que celle des langues nationales elles-mêmes. Au lieu de détruire la tour de Babel, on en aurait édifié une autre, plus indestructible encore, car aucune des L. I. rivales ne voudrait céder aux autres et reconnaître son infériorité. Il ne faudrait rien moins qu’un arbitrage et une décision souveraine pour résoudre ce conflit, et encore n’y réussirait-on peut-être pas, car ceux qui auraient pris la peine d’apprendre une L. I. ne consentiraient pas volontiers à se donner la peine d’en apprendre une autre, fût-elle plus facile et plus parfaite.

Le cercle vicieux.

Il vaut donc mieux recourir à cet arbitrage pendant qu’il en est encore temps, c’est-à-dire alors que les adeptes de telle ou telle L. I. ne forment encore qu’une infime minorité dans l’ensemble des intéressés. D’autant plus que c’est le meilleur moyen de vaincre l’inertie de ceux-ci. En effet cette inertie, plus apparente que réelle, a une raison d’être : chacun des intéressés attend, pour apprendre une L. I., qu’elle puisse lui servir, c’est-à-dire que tous les autres l’aient apprise avant lui. Comment sortir de ce cercle vicieux ? Il y a encore une autre raison : chacun des intéressés se fait le raisonnement du § précédent : il veut bien apprendre une L. I., mais à la condition que ce soit la langue internationale. Mais sait-il si c’est la bonne, la vraie, la seule ? Qui lui dit que, pendant qu’il l’apprend, d’autres n’en pratiquent pas une autre qui détrônera celle-là ? Enfin, la faillite du Volapük a rendu beaucoup de gens défiants, sinon sceptiques, et elle a engendré un préjugé injuste contre le principe de la L. I. Le Volapük a dû son succès brillant et rapide à ce qu’il répondait à un besoin véritable, surtout chez les