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pour la langue internationale

et ainsi de suite[1]. Or comment distinguer et se rappeler les sens de ces mots si semblables ? Cela revient exactement à dire : Animal no 1, no 2, no 3… Mais pour savoir quel animal correspond à tel numéro, il faudrait sans cesse recourir au dictionnaire. Autant vaudrait numéroter, comme Becher[2], les mots de chaque langue en assignant le même numéro aux mots équivalents.

Ces systèmes méconnaissent ainsi une loi psychologique, une exigence de la mémoire : plus le sens des mots est semblable, plus ils doivent différer de forme pour être distingués et retenus. On apprendra plus vite et on confondra moins aisément les mots éléphant, hippopotame et rhinocéros, que : pachyderme A, pachyderme B, pachyderme C

Mais le plus grand défaut de ces systèmes, et la plus grave erreur de leurs auteurs, consiste à supposer que les éléments simples de nos idées sont en très petit nombre, et peuvent se représenter par une collection de lettres ou de syllabes assez restreinte pour être aisément retenue. Pour dissiper cette illusion, il suffira de dire que l’analyse logique des concepts mathématiques seulement exige une centaine de symboles différents et irréductibles[3]. On sait quelle longueur et quelle complication atteignent les termes de la Chimie organique, justement parce que, au lieu d’être de simples noms (comme : acide oxalique), ils prétendent être des définitions et traduire la formule du corps nommé. Qu’on juge par là du nombre de caractères nécessaires pour exprimer le plus simple de nos mets, puisque son nom devrait non seulement en énumérer tous les ingrédients, mais en indiquer la composition et en résumer la préparation. On est effrayé à la pensée de la longueur des mots qui traduiraient idéographiquement pain et vin, caviar et plum-pudding. Ce serait une idéographie aussi compliquée que l’écriture chinoise ; par suite, elle ne pourrait pas s’énoncer oralement, et ne remplirait pas une des conditions essentielles de la L. I.[4].

  1. Dalgarno, Ars signorum, vulgo Character universalis et lingua philosophica (1661).
  2. Character pro notitia linguarum universali (1661).
  3. Peano, Formulaire de Mathématiques (1901), p. VII et 213. Et le vocabulaire mathématique comprend 17 000 mots !
  4. Ou bien il faudrait (comme le prévoyait Leibniz) avoir pour chaque objet deux noms, l’un scientifique, l’autre vulgaire, ce qui engendrerait la duplicité de langue dont nous avons montré les inconvénients.