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& qu’il y avoit aſſez d’autres femmes pour me conſoler de celle-là.

Je guéris ainſi peu à peu, & le jeu où je m’adonnai & où je continuai de trouver du ſecours, dans la rareté des lettres de changes qui me venoient de mon Païs, ne contribua pas peu à me procurer la guériſon. Je gagnai au trictract d’une ſeule ſceance au Marquis de Gordes fils aîné de Mr. de Gordes Capitaine des Gardes du Corps, neuf cens Piſtoles. Il m’en paya trois cens comptant qu’il avoit fut luy, & comme on étoit fort exact en ce tems-là comme on l’eſt encore aujourd’huy parmi les honnêtes gens, de payer ce que l’on perdoit ſur ſa parole, les ſix cens autres me furent envoyées le lendemain matin à mon lever. Je fis un bon uſage de cet argent, & en même-tems beaucoup d’amis. J’en prêtai à quantité de mes camarades qui n’en avoient point, & Beſmaux qui étoit toûjours dans les Gardes & qui n’étoit pas trop à ſon aiſe, ayant oüi parler de ma fortune, me pria de le traiter comme les autres. Je le fis volontiers, quoy qu’il n’y eut pas grande reſſource avec luy, & même que ſa maniere de vivre & la mienne fuſſent toutes differentes l’une de l’autre. Il s’étoit mis ſur le pied de ce qui s’apelle breteur, & cela lui avoit aidé à ſubſiſter dans ſon indigence. Ce ſecours ne l’avoit pas pourtant tiré ſi bien de la neceſſité qu’on ne l’eut vü ſouvent ſans ſçavoir ou prendre le premier fol pour aller dîner. Quand j’y penſe & que je le vois maintenant ſi opulent, je ne puis aſſez admirer les divers effets de la fortune, ou plûtôt de la divine Providence qui prend plaiſir à humilier les uns & à élever les autres, quand bon lui ſemble. Car enfin pendant que celui-ci a amaſſé des biens immenſes, le Comte de la Suſe dont il a eu la plûpart des Terres eſt tombé dans une ſi grande pauvreté, que peu s’en faut qu’il ne ſoit réduit à aller mourir à l’Hôpital. L’un avoit neanmoins plus à dépenſer en un jour que l’autre en toute l’année, & même quand je dirois trois fois on ne pourroit pas m’accuſer de mentir.