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affront que de m’offrir ainſi la charité. Je répondis’ donc au Curé que j’étois bien obligé au Gentilhomme qui l’envoyoit, mais qu’il ne me connoiſſoit pas encore ; que j’étois Gentilhomme auſſi-bien que lui, de ſorte que je ne ferois jamais rien d’indigne de ma naiſſance ; qu’elle m’apprenoit que je ne devois rien prendre que du Roi, que je prétendois me conformer à cette régle & mourir plûtôt le plus miſerable du monde que d’y manquer.

Le Gentilhomme à qui l’on avoit conté tout ce que j’avois fait, s’étoit bien douté de ma réponſe, trouvant trop de fierté dans mon procédé pour m’en démentir en cette occaſion : ainſi il lui avoit fait la bouche en cas que ce qu’il croyoit arrivât. C’étoit de me dire qu’il ne contoit pas de me donner ni l’argent qu’il m’offroit, ni ces chemiſes, mais bien de me les préter juſqu’à ce que je puſſe lui rendre l’un & l’autre ; qu’un Gentilhomme tomboit quelquefois dans la neceſſité auſſi-bien qu’un homme du commun, & qu’il ne lui étoit pas plus interdit qu’à lui d’avoir recours à ſes amis pour s’en tirer. Je trouvai que mon honneur feroit à couvert par là. Je fis un billet au Curé du montant de cet argent & de ces chemiſes qui alloit à 45. livres. Cet argent qu’on me vit dépenſer fit durer ma priſon les deux mois & demi que je viens de dire, & même l’eût peut-être fait durer encore davantage, par l’eſperance qu’eût eu la juſtice, que celui qui me le donnoit m’eût encore donné de quoi me tirer de ſes pattes, ſi ce n’eſt que le curé prit ſoin de publier que c’étoient des charités qui lui paſſoient par les mains dont il m’avoit aſſiſté : ainſi ces miſerables croians qu’ils ne gagneroient rien de me garder plus long-tems, ils me mirent dehors au bout de ce tems-là.

Je ne fus pas plûtôt ſorti que je fus chez le Curé pour le remercier de ſes bons offices, & de toutes les peines qu’il avoit bien voulu prendre pour moi. Car outre ce que je viens de dire il avoit encor ſollicité ma liberté, & n’y avoit pas nui aſſurément.