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qu’il en ſoit ayant été élevé aſſez pauvrement, parce que mon Pere & ma Mere n’étoient pas riches, je ne ſongeai qu’à m’en aller chercher fortune, du moment que j’eus atteint l’âge de quinze ans.

Tous les Cadets de Bearn, Province dont je ſuis ſorti, étoient aſſez ſur ce pied-là, tant parce que ces peuples ſont naturellement très belliqueux, que parce que la ſterilité de leur Païs n’exhorte pas à en faire toutes leurs delices. Une troiſiéme raiſon m’y portoit encore, qui n’etoit pas moindre que ces deux là ; auſſi avoit-elle, avant moi, engagé pluſieurs de mes voiſins & de mes amis à en quitter plûtôt le coin de leur feu. Un pauvre Gentilhomme de nôtre voiſinage, s’en étoit allé à Paris, il y avoit quelques années avec une petite male ſur le dos, & il avoit fait une ſi grande fortune à la Cour, que s’il eut été auſſi ſouple qu’il avoit de courage, il n’y eut eu rien à quoi il n’eut pû aſpirer. Le Roi lui avoit donné ſa Compagnie des Mouſquetaires qui étoit unique en ce tems-là. Sa Majeſté diſoit même, pour mieux témoigner l’eſtime qu’elle en faiſoit, que ſi elle eût eu quelque combat particulier à faire, elle n’eut point voulu d’autre ſecond que lui. Ce Gentilhomme s’apeloit Troisville, vulgairement apellé Treville, & a eu deux enfans qui étoient aſſez bien-faits : mais qui ont été bien éloignez de marcher ſur ſes traces. Ils vivent encore tous deux aujourd’hui, l’aîné eſt d’Egliſe, ſon Pere ayant jugé à propos de lui faire embraſſer cet état, parce qu’ayant été taillé dans ſa jeuneſſe, il crut qu’il en feroit moins capable que ſon Frere de ſoûtenir les fatigues de la Guerre. D’ailleurs comme la plûpart des Peres croyent ſelon ce que faiſoit Cain, que ce qu’ils ont à offrir à Dieu doit être le rebut de toutes choſes, il aimoit mieux que ſon Cadet, qui paroiſſoit avoir plus d’eſprit que l’aîné, fut pour ſoûtenir la fortune de la Maiſon, qu’il avoit élevée aux dépens