Page:Courteline - Les Linottes, 1899.djvu/245

Cette page n’a pas encore été corrigée

Il y avait plus de dix ans que nous nous tutoyions, quand nous avons cessé de nous voir, Laurianne et moi, il y a six mois de cela.

Je l’avais connu au Quartier, à l’époque où je faisais mon droit. Ce n’était certes pas un aigle, mais c’était un bon garçon, en sorte qu’il m’avait plu tout de suite et que je continuai à le voir assidûment, une fois les études terminées. Laurianne m’aimait beaucoup aussi et c’était rare qu’il laissât s’écouler la semaine sans donner un coup de pied jusqu’au journal, en sortant de son ministère, comme dans la chanson du Brésilien. Il arrivait, prenait une chaise, et dévorait silencieusement les journaux, s’interrompant de temps en temps pour jeter un coup d’œil furtif sur ma copie, ou pour compter des yeux la quantité de feuilles noircies alignées devant moi, côte à côte. Timide, de cette timidité puérile des gens qui se savent un peu bornés et se sentent dans un milieu qui n’est pas le leur, il était sage comme une petite fille, parlait tout bas, comme dans une église, et reniflait pendant des heures, par crainte d’attirer l’attention en se mouchant. Enfin, la pâture quotidienne achevée et le paraphe posé au bas de la dernière page, nous descendions au boulevard, prendre à une terrasse quelconque le vermouth de l’amitié.

Le plus souvent, ces jours-là, nous passions la soirée ensemble ; Laurianne me prenait sous le bras et m’entraînait jusque chez lui, place du théâtre, à Montmartre, où nous dînions en camarades, moi, Laurianne et la maîtresse de Laurianne. Mes enfants, une rude fille, cristi ! Des carnations !… Un vrai Rubens ! Je l’avais prise en amitié à cause de ses belles couleurs et aussi de son bon caractère ; et, de fait, il était impossible de réaliser mieux que cette fille le type idéal de la femme