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Quelques minutes s’écoulèrent. Soudain :

— Vous avez chaud, mon vieux ? demandai-je à Tristan Bernard, d’une voix doucement ironique.

L’interpellé ne répondit pas.

— Plus un mot ! pensai-je, pouffant de rire ; il ne peut plus placer un mot !…

Puis, haut :

— Ne vous gênez pas pour moi. Voulez-vous vous reposer un peu ?

Silence.

Ça devenait surprenant.

— Vous m’entendez, Tristan Bernard ? Rien encore.

Du coup, l’inquiétude me prit. Que signifiait un tel mutisme ? Les pieds rivés à la pédale, les doigts crispés sur le guidon, je jetai un coup d’œil derrière moi… Miséricorde ! J’étais seul !!! À droite, à gauche, à perte de vue, fuyait l’immense tapis des champs, hérissés de bluets et de coquelicots, tandis que là-bas, tout là-bas, silhouette que détachait en noir d’ombre chinoise le fond clair de l’horizon, Tristan Bernard, assis sur la crête d’un talus, me faisait signe de continuer.

Quoi donc !… je tenais sur ma machine sans le concours de qui que ce soit ?… Depuis peut-être cinq