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La Brige.

Parbleu ! — Aussi, beau d’opiniâtreté, assignai-je en référé Tailleboudin, mon propriétaire…

Le président.

… Qui vous dit : « Je ne vous connais pas… »

La Brige.

Au contraire !… qui me dit : « Je vous connais ! Vous êtes un joyeux farceur, et tout cela c’est des trucs pour ne pas payer le terme. Eh bien, mon garçon, ça ne prend pas. Des pépètes ou la saisie ; allez, allez ! » En vain j’objectai : «Permettez ! l’article 1719 qui régit les contrats de louage oblige le propriétaire à entretenir sa maison en parfait état de service. » — « Je me moque, répondit cet homme, de l’article 1719, car l’article 1725 dit que le propriétaire n’est nullement responsable du trouble apporté par des tiers dans la jouissance de la chose louée. L’avenue de La Motte-Picquet n’est pas à moi. Alors ?… C’est au Conseil d’État à trancher la question. Si vous n’êtes pas satisfait, allez vous plaindre à lui et laissez-moi tranquille. »

Le président.

Votre propriétaire est un homme de bon sens qui vous donnait un excellent conseil. Il fallait en effet constituer avoué, puis, devant le Conseil d’État, assigner la Ville de Paris qui aurait assigné à son tour la Société des Transports Électriques, sauf le recours de cette Société contre la Commission de l’Exposition, avec le Ministre du Commerce comme civilement responsable. C’était bien simple ! (Au substitut.) Les gens sont extraordinaires ; ils se noieraient dans un verre d’eau. (À la Brige.) Bref ?

La Brige.

Bref, il résultait de l’anecdote, que tout le monde étant dans son droit, je me trouvais être dans mon tort sans avoir rien fait pour m’y mettre.

Ici le président exprime d’un geste vague le regret de l’homme qui n’y peut mais.
La Brige.

C’est alors que j’imaginai de me plonger dans le faux jusqu’au cou afin d’être aussitôt dans le vrai, puisque neuf fois sur dix, la Loi, cette bonne fille, sourit à celui qui la viole.

Le président.

Au nom de la Justice, devant laquelle vous êtes, je vous rappelle au respect de la Loi.

La Brige.

La Justice n’a rien à voir avec la Loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie. Ce sont là deux demi-sœurs qui, sorties de deux pères, se crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés, tandis que les honnêtes gens, menacés par les gendarmes, se tournent les pouces et le sang en attendant qu’elles se mettent d’accord.

Le substitut, exaspéré.

Un mot de plus ; je requière contre vous la juste application de la peine.

La Brige.

De laquelle ?… Vous prenez les gens pour des enfants. L’article 222 ne prévoit et ne punit que l’outrage aux magistrats. Pour ce qui est de la Loi elle-même, j’ai le droit d’en penser ce que je veux et de dire tout haut ce que j’en pense.

Le président.

En tout cas, vous n’êtes pas ici à la Chambre des Députés. Vous vous moquez du monde ! L’article 330…

La Brige.

L’article 330 punit de trois mois à deux ans quiconque s’est rendu coupable d’outrage public à la pudeur ; je le connais aussi bien que vous.

Le président.

À ce compte, aussi bien que moi, vous savez qu’il s’applique à vous comme à tout autre.

La Brige.

En principe, oui ; en l’espèce, non.

Le président.

Comment non ? L’acte qui consiste à se mettre nu devant la foule ne constitue pas le délit d’outrage à la pudeur ?

La Brige.

Oui, en principe ; non, en l’espèce.

Le président.

Parce que ?

La Brige.

Parce que l’outrage n’est l’outrage que s’il est effectué, consommé, accompli, dans les conditions de publicité exigées par le législateur.

Le président.

Encore une fois, treize mille six cent quatre-vingt-sept personnes…

La Brige.

… ont vu mon derrière