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meuble, je tâchais de les ramener à moi avec le bout de mon parapluie.

Le président, haussant les épaules.

En voilà des explications ! Achevez, monsieur le substitut.

Le substitut, lisant.

« Nous avons également remarqué que les faits relatés ci-dessus, loin de passer inaperçus aux yeux des personnes placées sur la plate-forme électrique, paraissaient exciter chez la plupart d’entre elles un mécontentement des plus vifs, d’où des protestations nombreuses et de bruyantes exclamations, au nombre desquelles il convient de mentionner les suivantes : « C’est dégoûtant ! — Goujat ! — Cochon ! — Ô Ciel ! — Qu’est-ce que je vois ! — C’est une infamie. — Amélie, je te défends de regarder par là… » De tout quoi nous avons dressé le présent constat pour la requérante en faire tel usage que de droit, et lui en avons laissé la présente copie dont le coût est de 11 fr. 25, plus une feuille de papier spécial du prix de 60 centimes. »

Le président.

La Brige !

La Brige, qui se lève.

Monsieur le Président ?

Le président.

Avez-vous des observations à présenter ?

La Brige.

J’ai à présenter ma défense.

Le président.

Vous tâcherez d’être bref.

La Brige.

Je tâcherai d’être clair. Je n’ai que faire de la parole, si le tribunal qui me la donne me marchande en même temps le droit de m’en servir.

Le substitut.

Le tribunal vous a épargné des dépositions accablantes.

La Brige, souriant.

Je lui fais grâce d’une plaidoirie d’avocat. Nous aurons donc rivalisé de générosité et de grandeur d’âme. Au reste, voici les faits dans toute leur simplicité. — Le 15 janvier 1898, muni d’un bail trois, six, neuf, je vins occuper au premier étage de la maison située 5 bis avenue de La Motte-Picquet, un appartement de 1.500 francs. J’aime ce coin que le voisinage des couvents et des quartiers de cavalerie emplit du bruit des sonneries et des cloches, où les dimanches de beau temps s’attablent les soldats et le peuple aux terrasses des cabarets, et qui trouve le moyen de n’être plus Paris tout en n’étant pas la province. Il est favorable à l’étude et propice à la rêverie. J’y rêvais donc en paix et y étudiais dans le calme, comme j’en avais acquis le droit, lorsque la Société des Transports Électriques, sous prétexte de concourir à la gloire de l’Exposition, vint contribuer de façon imprévue au pittoresque du quartier. Et, de cet instant, ce fut gai ! De huit heures du matin à onze heures du soir, prenant par conséquent sur mon sommeil du soir si j’entendais me coucher tôt et sur mon sommeil du matin si j’entendais me lever tard, le trottoir — le trottoir roulant ! — se mit à charrier devant mes fenêtres des flots de multitude entassée : hommes, femmes, bonnes d’enfants et soldats ; tous gens d’esprit, d’humeur joviale, qui débinaient mon mobilier, crachaient chez moi et glissaient de tribord à bâbord en chantant à mon intention : « Oh la la ! c’te gueule, c’te binette ! », cependant qu’échappés à des doigts bienveillants, les noyaux de cerises pleuvaient dans ma chambre à coucher, alternés de cacahouets, d’olives et de pépins de potirons. (Rire des magistrats.) Je demanderai au Tribunal la permission de ne pas m’associer à sa joie, que je comprends, mais que je ne saurais partager, pour des raisons qui me sont propres.

Le président.

Au fait ! Au fait !

La Brige.

J’y arrive. — Légitimement stupéfait, fort de l’article 1382 du Code Civil ainsi conçu : « Tout fait qui cause à autrui un dommage oblige celui qui l’a causé à en donner réparation », j’assignai en référé la Société des Transports Électriques qui me dit : « Je ne vous connais pas ; je ne sais pas ce que vous voulez me dire. J’ai passé, moi, Société, avec la Commission de l’Exposition, un contrat m’autorisant à faire rouler mon trottoir du Champ-de-Mars aux Invalides en passant par l’avenue de La Motte-Picquet. Si, en me concédant ce pouvoir,