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CHAPITRE XXIV.

la physique à la géométrie ; mais il a tort de méconnaître la valeur de la confirmation par une expérience possible, qui donne à la géométrie le caractère de science positive, caractère refusé à la spéculation philosophique ; et il tombe dans une erreur bien plus capitale (quoique bien pardonnable de son temps), lorsqu’il conclut, du rang de la philosophie dans la série hiérarchique, à l’inadmissibilité en philosophie des inductions probables, dont la nature des choses veut qu’on se contente en physique et qu’on ne se contente pas en géométrie. Car par là il condamne sa philosophie à rester vide et stérile, à moins que, par une heureuse infidélité à ses principes, il ne se fasse, comme cela lui arrive si souvent, l’interprète ingénieux et éloquent de ces opinions ou de ces croyances philosophiques, fondées, non sur des démonstrations rigoureuses, more geometrico, mais sur des probabilités et des vraisemblances, sur des inductions et des analogies de la nature de celles que théoriquement il dédaigne[1].

Et remarquons jusqu’où une abstraction préconçue peut entraîner l’esprit : Platon, ce grand artiste, le mieux organisé de tous les philosophes pour sentir les ressources que la poésie et l’art fournissent en fait d’expression de la pensée philosophique, dans les choses incompatibles avec la précision et la sécheresse des formes logiques ; Platon se prend à rabaisser et presque à mépriser l’art et la poésie. Car l’artiste et le poète ne sont que des imitateurs d’objets sensibles, qui ne sont eux-mêmes que des images des choses intelligibles : et partant ils sont encore plus loin de la pure vérité, ou de ce qui fait l’objet de la vraie science, que ne peuvent l’être ceux qui, à la manière des physiciens, s’occupent directement des objets sensibles[2].

  1. « Quelque différence qu’il y ait entre ce que les anciens entendaient par dialectique, considérée comme science ou comme art, et ce que nous entendons nous-mêmes par ce mot, on peut néanmoins conclure, de l’emploi qu’ils faisaient effectivement de la dialectique, que ce n’était au fond pour eux que la logique de l’apparence (die Logik des Scheins). » Kant, Critique de la Raison pure. Le Schein de Kant ressemble beaucoup à la Δόξα de Platon, et le philosophe allemand a raison, en ce sens que la dialectique platonicienne fait usage d’inductions probables, plutôt que de démonstrations rigoureusement concluantes. Comparez ce jugement de Kant sur la dialectique de Platon, avec celui de M. de Rémusat, rapporté plus haut.
  2. Rép., liv. X, in princip.