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DE LA PSYCHOLOGIE. 547

à l’oeil qui voit les objets hors de lui et qui ne peut pas se voir lui-même : sans que l’artifice du miroir, qui permet à l’œil de se contempler dans son image, ait un analogue lorsqu’il s’agit de la vue de la conscience, puisque, par l’intervention même de la réflexion sur les faits de conscience, les phénomènes qu’on veut observer se trouvent nécessairement compliqués d’un phénomène nouveau, et souvent modifiés ou dénaturés. Les astronomes, les naturalistes micrographes, qui observent avec les yeux aidés d’instruments puissants, savent combien l’on est sujet à se faire illusion dans des observations délicates, en croyant voir ce que l’on compte et désire voir d’après des opinions préconçues. Si la pensée peut réagir à ce point sur la sensation dont les conditions organiques et physiologiques ont beaucoup plus de fixité, à bien plus forte raison les phénomènes intellectuels d’un ordre plus élevé, qui ont leur retentissement dans la conscience, doivent-ils être troublés par l’attention qu’on y donne : à ce point qu’il devient difficile ou même impossible de les saisir par l’observation intérieure, tels qu’ils sont ou tels qu’ils seraient sans l’immixtion inévitable de cette cause perturbatrice. Ici (pour employer figurément le langage des astronomes) les effets des causes perturbatrices sont du même ordre de grandeur que les effets des causes principales qu’on voudrait dégager.

Non seulement l’attention donnée aux faits de conscience les modifie et les altère, mais souvent elle les fait passer du néant à l’être ; ou, pour parler plus exactement, elle amène à l’état de faits de conscience des phénomènes psychologiques qui n’auraient pas de retentissement dans la conscience sans l’attention qu’on y donne, et qui peuvent traverser une multitude de phases avant d’atteindre celle dont nous avons une conscience claire, la seule qui soit susceptible de devenir l’objet de l’observation intérieure. Quelle idée aurions-nous de notre mode d’apparition sur la terre, et de notre manière d’exister dans la première enfance, si l’on nous avait abandonnés dès le bas âge dans la solitude ; si la vue de ce qui arrive à nos semblables et les récits de nos parents ne nous instruisaient de ce qui nous est arrivé dans ce période de la première enfance dont notre mémoire ne garde point de traces ?

1 « Ut oculus, sic animus, se non vidons, alia cernit. o Cic, Tusc, lib. i c 28.