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468 CHAPITRE XX. et d’en être maître ; il faut que des conditions d’un autre genre limitent l’accumulation indéfinie des matériaux histori- ques : sans quoi toute proportion serait rompue ; et l’on n’en voit pas de plus propre à définir et à circonscrire l’objet des recherches et des traditions historiques, lorsque la force des choses fera sentir le besoin d’une règle dans ces matières. 318. — Il arrive souvent aux historiens de nos jours d’usur- per pour l’histoire le nom de science, comme il arrive aux phi- losophes de l’usurper pour la philosophie. C’est un des abus du style moderne, et l’une des conséquences de l’éclat que les sciences ont jeté et de la popularité qu’elles ont acquise. Le plus grave inconvénient de cette confusion, c’est de suggérer des formules prétendues scientifiques, à l’aide desquelles l’his- torien fataliste explique à merveille tout le passé, mais aux- quelles il n’aurait garde de se fier pour la prédiction de l’ave- nir ; en cela semblable aux auteurs de ces fictions épiques, où un personnage divin découvre au héros les destinées de sa race, à condition, bien entendu, que sa clairvoyance cesse précisé- ment vers l’époque où le poète a chanté. L’on conçoit aisément qu’on puisse réduire à la forme scientifique certaines branches de connaissances qui portent sur les détails de l’organisation des sociétés humaines ; car, avec les observations que la statisti- que accumule, on parvient à constater positivement des lois et des rapports permanents et dont la variabilité même accuse une progression régulière et des influences soutenues. Mais il n’en saurait être de même pour l’histoire politique : car il y a dans les migrations des races, dans les invasions, les conquêtes, dans les grandes révolutions des empires, dans les changements de mœurs et de croyances, des faits accidentels et des forces tout individuelles, qui sont de nature à exercer une in- fluence sensible sur tous les âges suivants, ou dont l’influence exigerait, pour s’effacer, des périodes de temps dont nous n’a- vons pas à nous occuper. Et, d’un autre côté, l’histoire poli- tique est un théâtre où les jeux de la fortune, quelque fré- quents et surprenants qu’ils soient, ne se répètent pas encore assez, ou se répètent dans des circonstances trop dissemblables, pour que l’on puisse avec certitude, ou avec une probabilité suffisante, dégager des perturbations du hasard des lois con- stantes et régulières. Aussi une telle histoire peut bien avoir sa philosophie, mais non sa formule scientifique. Elle peut avoir