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idée précise ? La privation du langage aurait-elle eu pour résultat le perfectionnement d’autres moyens de communication, d’autres systèmes de signes représentatifs, comme il arrive que la privation des yeux amène ordinairement le perfectionnement des sens de l’ouïe et du toucher ? L’exemple de ce qui arrive aux sourds-muets abandonnés à eux-mêmes n’est pas concluant ; car ils vivent au milieu d’hommes habitués à la parole, dont les efforts ne peuvent correspondre aux leurs ; et surtout il n’y a pas, pour ces êtres placés dans une situation anomale, cette transmission d’efforts d’une génération à l’autre, condition essentielle de tous les progrès de l’humanité. Mais au lieu de bâtir des systèmes sur de vaines fictions, nous pouvons placer ici quelques remarques générales, qui tiennent au fond du sujet.

207. — Une langue serait bien pauvre si elle ne consistait qu’en onomatopées ou en signes vocaux ayant des rapports naturels avec les choses signifiées. Toute autre espèce de signes sensibles offrirait aussi peu de ressources, si l’on n’employait que ceux qui ont naturellement la propriété de réveiller l’idée de la chose signifiée, si l’on n’avait recours à des signes d’institution ou de valeur conventionnelle. Mais des signes d’institution ne peuvent exister en nombre illimité, de manière à correspondre à tous les objets de la pensée ; il faut nécessairement qu’il existe pour de pareils signes des lois de combinaison ou des syntaxes dont l’esprit puisse retenir les formules jusqu’à se les rendre familières par l’habitude : de manière que l’attention puisse se porter sur le fond de la pensée, sans être distraite par la forme syntaxique. Or, comment adapter des lois syntaxiques à autre chose qu’à des éléments individuellement déterminés, et comment les produits d’une synthèse combinatoire pourraient-ils varier sans discontinuité ? Il en faut conclure que l’imperfection radicale du langage, tenant à la discontinuité de ses éléments, dérive essentiellement de la nature abstraite des signes d’institution et non des caractères physiques qui les particularisent ; qu’ainsi elle se rattache à une propriété de forme, et non à ce qu’on peut appeler la matière du signe et son étoffe sensible (107).