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d’un problème sur lequel n’a cessé de travailler l’esprit humain : exprimer des qualités ou des rapports à variations continues, à l’aide de règles syntaxiques applicables à un système de signes individuels ou discontinus, et en nombre nécessairement limité, en vertu de la convention qui les institue. Les trois grandes innovations qui ont successivement étendu, pour les modernes, le domaine du calcul, à savoir, le système de la numération décimale, la théorie des courbes de Descartes et l’algorithme infinitésimal de Leibnitz, ne sont, au fond, que trois grands pas faits dans l’art d’appliquer des signes conventionnels à l’expression des rapports mathématiques régis par la loi de continuité.

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La chose n’a pas besoin d’autre explication, en ce qui touche à l’invention de notre arithmétique décimale. L’idée de Descartes fut de distinguer dans les formules de l’algèbre, non plus (comme on l’avait fait avant lui) des quantités connues et des quantités inconnues, mais des grandeurs constantes par la nature des questions, et des grandeurs variables sans discontinuité : de façon que l’équation ou la liaison algébrique eût pour but essentiel d’établir une dépendance entre les variations des unes et les variations des autres. C’était avancer dans la voie de l’abstraction : car, tandis que, par l’algèbre ancienne, sans rien spécifier sur les valeurs numériques de certaines quantités, on avait toujours en vue des quantités arrivées à un état fixe et en quelque sorte stationnaire, maintenant la vue de l’esprit, embrassant une série continue de valeurs en nombre infini, portait plutôt sur la loi de la série que sur les valeurs mêmes ; et en même temps que les symboles algébriques, originairement destinés à représenter des nombres ou des quantités discrètes, se trouvaient ainsi appropriés à la représentation de la loi d’une série continue, Descartes inventait un autre artifice qui rendît cette loi sensible, qui lui donnât une forme et une image ; et il peignait par le tracé d’une courbe la loi idéale déjà définie dans la langue de l’algèbre. Il ne se contentait pas d’appliquer, ainsi que l’a dit poétiquement un célèbre écrivain moderne « l’algèbre à la géométrie comme la parole à la pensée » : il appliquait réciproquement et figurativement l’une à l’autre ces deux