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l’enfant, il est clair que la raison de l’adulte, celle du philosophe et du savant trouvent assez de quoi s’exercer dans des choses où l’on peut éviter, et où il convient même d’éviter de faire intervenir les notions de l’infini et de l’absolu. Le physicien, le naturaliste, l’économiste, le politique, à qui sans doute les spéculations des métaphysiciens sur ces grandes et mystérieuses idées ne sont point étrangères, qui en trouveraient au besoin le germe dans leur pensée en s’interrogeant eux-mêmes, comprennent parfaitement aussi qu’il est à propos de les laisser à l’écart, comme n’ayant pas d’influence sur la marche progressive des sciences dont ils font l’objet spécial de leurs études. Et cependant on s’accorde à trouver de la philosophie dans leurs écrits : on dira de tels d’entre eux qu’ils ont donné à leurs travaux une tournure plus philosophique ; le mot même de philosophie sera inscrit sur le frontispice de quelques-uns de leurs ouvrages. L’esprit philosophique, qui n’est autre chose que la raison cultivée par des intelligences d’élite, se conçoit donc indépendamment des notions de l’infini et de l’absolu : donc on fait violence à la nature des choses et au sens ordinaire des mots, si l’on définit la raison comme la faculté dont la fonction consiste essentiellement à saisir la notion de l’infini, à percevoir les vérités absolues et nécessaires, quoique en cela consiste (à notre avis du moins) une des fonctions éminentes de la raison de l’homme, une des puissances de son intelligence, absolument refusée aux intelligences inférieures.

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Si nous mettons en contraste avec la définition qui vient d’être critiquée, celle des philosophes qui font consister le caractère essentiel de la raison dans la faculté que l’homme possède de se former des idées générales, en s’aidant pour cela du secours des signes, nous trouverons qu’elles pèchent par des défauts contraires : l’une nous transporte tout d’abord dans des régions trop élevées ; l’autre ne suffit pas à l’explication des actes les plus simples et les plus vulgaires de la pensée. Il ne faut pas confondre la faculté d’apercevoir des ressemblances entre les choses et de les exprimer dans le langage par des classifications et des termes généraux, avec la faculté de saisir les rapports qui font que les choses dépendent les unes des autres et sont constituées d’une façon plutôt que d’une autre. En vertu de la première faculté,