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à l’un déplaît à l’autre, et que ce qui nous a plu cesse de nous plaire. Le goût intellectuel (comme on l’a nommé), qui n’est qu’une manière de juger spontanément des conditions du beau, et de l’apercevoir où il existe, a bien plus de constance et de fixité. Mais, pour que la distinction soit plus claire, il convient de revenir en arrière, et de prendre son point de départ dans les effets plus grossiers de la sensibilité physique. Un corps odorant ou sapide agit sur les nerfs de l’olfaction ou du goût, de manière qu’il en résulte une impression caractéristique que nous reconnaissons pour être la même, quoique nous ayons pris de l’aversion pour la saveur ou l’odeur qui nous étaient primitivement agréables, ou inversement. C’est qu’en effet le nerf sensoriel peut être affecté de la même manière, et cependant provoquer dans le reste de l’organisme des réactions sympathiques complètement différentes, selon les dispositions générales du système ou celles de quelques-uns des grands centres sympathiques. Tel homme supporte avec courage ou même avec sérénité une douleur physique qui en fait tomber un autre en défaillance ; ce n’est pas que tous deux ne ressentent la même impression de douleur dans le cordon nerveux attaqué, mais le système général est constitué dans l’un de manière à résister à l’ébranlement causé par la douleur locale, ou bien l’excitation communiquée par des causes morales produit les mêmes résultats qu’un surcroît de forces physiques. Dans tous ces cas, nous voyons clairement qu’il faut distinguer la sensation locale et spéciale d’avec le sentiment attractif et répulsif qui s’y joint, lequel, étant un phénomène bien plus complexe, doit avoir bien moins de constance et de fixité. Pareille chose doit se dire au sujet des couleurs, dont le proverbe assure qu’il ne faut pas plus disputer que des goûts. La couleur qui nous a plu nous déplaît, quoique la sensation optique reste certainement la même dans sa spécialité tant que les yeux restent sains. De même, après avoir préféré le son d’un instrument à cordes à celui d’un instrument à vent, on pourra prendre une préférence contraire, quoique l’impression sui generis que le timbre de chaque instrument produit sur le nerf acoustique soit toujours la