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l’idée du temps. L’espace et le temps ne sont que des formes de la sensibilité humaine, des conditions subjectives de l’intuition des phénomènes. Ni l’idée de l’espace, ni l’idée du temps ne correspondent à l’ordre des choses, en tant que coexistantes ou en tant que successives ; elles correspondent à l’ordre suivant lequel les représentations des choses doivent s’arranger pour devenir des objets de notre intuition. Il faut lire la correspondance célèbre entre Leibnitz et Clarke, qui peut passer pour un modèle de dialectique, et l’on suivra dans ses détails l’analogie dont nous ne faisons qu’esquisser les traits principaux. Encore une fois, il ne s’agit pas de prendre un parti dans ces systèmes métaphysiques ; il ne s’agit pas même de savoir si la prétention d’avoir en de pareilles matières un système ou un parti est ou non chimérique ; il s’agit de constater une analogie, une corrélation qui doit tenir à la nature des choses et non à nos systèmes, puisqu’elle se montre dans les systèmes les plus opposés.

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L’analogie dont il s’agit est d’autant plus remarquable qu’elle ne se soutient pas en ce qui touche à l’origine psychologique des idées d’espace et de temps et à la nature des images sensibles à l’aide desquelles nous les concevons. Ce contraste prouve bien que nous avons la puissance de nous élever au-dessus des lois de notre propre nature et des conditions organiques de la pensée, pour saisir des rapports qui subsistent entre les objets mêmes de la pensée, et qui tiennent à leur nature intrinsèque (88). Psychologiquement (et par suite d’une propriété inhérente à la construction de nos sens, ainsi qu’on l’a expliqué), l’étendue est pour nous l’objet d’une intuition immédiate, d’une représentation directe ; il faut l’artifice des allusions et des signes pour que la durée devienne l’objet de notre intuition. Nous imaginons l’étendue avec le concours des images sensibles qui s’y associent naturellement (110) ; et nous ne pouvons imaginer la durée, qu’en attribuant à l’étendue une vertu représentative de la durée. Nous alignons, pour ainsi dire, les phénomènes successifs, afin d’avoir une image, et par suite une idée de leur ordre de situation dans le temps. Ce travail de l’esprit se manifeste dans les formes du langage : antea et postea, qui se réfèrent à l’ordre dans le temps, dérivent d’ante et de post qui se rapportent plus immédiatement à l’ordre dans l’espace ; et c’est généralement