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puissance de fait la consécration du droit. Tout se lie, tout se coordonne merveilleusement dans l’économie des œuvres de la nature : elle donne à la fois la supériorité intellectuelle et les instruments mécaniques que doit manier l’intelligence. Néanmoins, en reconnaissant cette harmonie providentielle, il faut toujours distinguer le principal de l’accessoire, l’essentiel de l’accidentel. De ce qu’il serait difficile, ou peut-être pratiquement impossible de se faire une réputation d’habilité en physique, en chimie, en anatomie, sans avoir reçu de la nature une certaine adresse manuelle, on ne conclura pas que l’adresse manuelle est ce qui fait essentiellement le grand physicien ou le grand anatomiste ; et personne ne s’est avisé de contester que les idées que se fait du monde extérieur un malheureux privé dès sa naissance de l’usage de ses mains, soient entièrement conformes à celles des autres hommes.

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Déjà nous avons reconnu que les sensations de chaud et de froid, qui font partie des impressions tactiles, pourraient être abolies sans que le système de nos connaissances en fût altéré ; que par conséquent elles ne contribuent pas directement et essentiellement à la connaissance : ce qui peut aussi se conclure a priori de ce qu’elles n’ont point en soi de vertu représentative. Il en faut dire autant de toutes ces affections de la sensibilité tactile qui restent obscures et confuses chez la plupart des hommes, mais qui acquièrent, dit-on, chez certains aveugles une finesse et une netteté surprenantes. Un homme distingue au toucher le poli du verre de celui du bois, du marbre ou du métal, tous ces corps étant supposés à la même température et à la température de la main. Un autre ira plus loin, et distinguera le poli du chêne de celui du hêtre, le poli du porphyre de celui du marbre statuaire, le poli de l’acier de celui du cuivre ; mais toutes ces sensations n’auront aucune vertu représentative et ne donneront aucune notion des variétés de structure moléculaire auxquelles il faut probablement les rapporter comme à leur cause. Il en sera de ces diverses sensations tactiles comme des sensations de saveurs, d’odeurs, de couleurs : elles pourraient être abolies, et de fait elles sont comme non avenues chez la plupart des hommes, sans que notre connaissance de la nature extérieure en soit le moins du monde amoindrie ; seulement nous n’aurions plus à notre disposition un réactif qui devient précieux, à défaut d’autres,