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renseigner, non point sur la nature spécifique du corps, mais sur le genre du corps auquel il appartient, et par conséquent sur les propriétés caractéristiques qu’il partage avec ses congénères. Ainsi, quand un corps nous aura fait éprouver la saveur acide, nous saurons qu’il est capable de s’unir chimiquement aux bases salifiables ; que si l’on décompose par un courant électrique le produit de cette union, le même corps, redevenu libre, se portera au pôle électro-positif de la pile voltaïque, etc. Nous saurons toutes ces choses, parce que l’expérience nous aura appris que la propriété de s’unir aux bases salifiables, celle de se transporter au pôle positif de la pile, se trouvent constamment associées à la propriété ou qualité d’exciter en nous la sensation de saveur acide ; mais nous n’en connaîtrons pas mieux, pour cela, ni la raison des caractères chimiques par lesquels contrastent les acides et les bases, ni la liaison qu’il peut y avoir entre la constitution chimique des acides et la propriété dont ils jouissent de nous faire éprouver la sensation d’une saveur acide. Lors même que nous saurions précisément en quoi consiste l’action chimique du corps acide sur la pulpe nerveuse, nous n’en resterions pas moins dans une ignorance invincible sur la question de savoir pourquoi telle action chimique engendre telle sensation de saveur plutôt que telle autre ; et cette ignorance invincible tient précisément à ce que la sensation de saveur n’a par elle-même aucune vertu représentative et n’apporte avec soi aucune lumière sur les causes qui la produisent. L’organe du goût n’est même, à titre de réactif, que d’une fort médiocre utilité pour le progrès de nos connaissances scientifiques. Assurément aucun chimiste ne s’imaginera que Scheele ou Lavoisier auraient manqué quelques-unes de leurs mémorables découvertes, quand bien même ils auraient été absolument privés du sens du goût. À supposer que le sens du goût fût pour les chimistes un réactif d’un usage aussi habituel que l’est celui du papier de tournesol pour reconnaître la présence des acides, il ne viendrait à personne l’envie de croire que la possibilité d’acquérir le système de nos connaissances actuelles en chimie tient au fait accidentel de la sensibilité de l’organe du goût pour certaines actions chimiques, pas plus qu’elle ne tient au fait très-particulier et très-accidentel de la présence, dans les sucs de certaines