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lois, de ces idées, de ces principes, que les sens ne peuvent donner, voilà ce que beaucoup de philosophes appellent la raison (15) ; mais la raison ainsi conçue est quelque chose de multiple et de complexe, dont les diverses données nous inspirent des doutes en fait et en droit, et peuvent être soumises au contrôle d’un principe supérieur, au même titre que les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience. Pour justifier la prérogative du principe suprême et régulateur, il faut que ce principe ait quelque chose qui le distingue entre tous les autres. Or, 1° si nous examinons à l’aide de quel principe la raison contrôle les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience, sur quel principe s’appuient la critique historique, la critique scientifique, la critique des témoignages judiciaires, et généralement toute espèce de critique, nous trouvons que ce n’est point en invoquant la notion d’un espace infini, d’une substance indestructible, ou tout autre principe du même genre, que la raison procède en pareil cas, mais toujours au contraire en se référant à l’idée de l’ordre et de la raison des choses ; en rejetant ce qui serait une cause de contradiction et d’incohérence, en admettant ou en inclinant à admettre ce qui amène au contraire une coordination régulière. 2° Nous ne concevons point du tout comment une idée telle que celle d’une substance indestructible ou d’un temps sans limite, pourrait se servir de contrôle à elle-même, ou servir de contrôle à l’idée de l’ordre et de la raison des choses ; tandis que nous concevons très-bien comment cette dernière idée pourra nous servir à contrôler les précédentes, en tant que nous verrons si celles-ci mettent de l’ordre ou amènent des incohérences et des conflits dans le système de nos conceptions ; en même temps que l’idée de l’ordre se contrôlera elle-même, puisqu’il y aurait contradiction à supposer que cette idée fût un préjugé de l’esprit humain, ou ne fût vraie, comme le dit Jouffroy, que d’une vérité humaine, et que pourtant nous trouvassions de l’ordre dans la nature à mesure que nous l’étudierons davantage. Ainsi la raison (quand on prend ce terme dans un certain sens, beaucoup trop large, selon nous) doute d’elle-même et des principes qui la constituent, non sans fondement ; mais elle n’élève point, quoi qu’en dise Jouffroy, de doute sérieux, encore moins de doute insurmontable, sur le principe régulateur