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nous être donnée que par l’ordre même ; et s’il était possible qu’elle surgît dans l’esprit humain indépendamment de toute manifestation d’un ordre extérieur, elle ne pourrait tenir devant la perpétuelle manifestation du désordre. Par cela seul que nous avons la faculté de la raison, et que cette faculté n’est pas condamnée à l’impuissance ou étouffée dans son germe par le défaut d’exercice, nous devons croire que l’autorité qu’elle s’arroge est une autorité légitime. Les yeux ne peuvent témoigner pour les yeux, le goût pour le goût ; mais la raison témoigne pour la raison, en même temps qu’elle témoigne, selon les cas, pour ou contre les yeux et le goût. Au surplus, il serait chimérique et même absurde de chercher un critère à la faculté qui critique les autres, puisqu’on irait ainsi à l’infini. Il est trop évident qu’il faudrait dès lors, sans aucune discussion, adopter le pyrrhonisme le plus radical, et dire avec ce Grec « qu’on ne sait pas même que l’on ne sait rien ». Mais, encore une fois, il s’agit ici, si nous ne nous faisons pas trop d’illusion, d’une discussion plus sérieuse que ces subtilités d’école, et l’on renonce volontiers à convaincre ceux qui n’admettent même pas l’autorité de la raison. « Du même droit, dit Jouffroy, que la raison, recueillant les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience, se demande ce que valent ces dépositions et jusqu’à quel point elle doit s’y fier ; de ce même droit, à mesure qu’elle juge ces facultés, à mesure qu’elle conçoit, au delà de ce qu’elles lui apprennent, des réalités et des rapports qui leur échappent, elle se demande ce que valent ses propres jugements et ses propres conceptions et jusqu’à quel point est fondée cette confiance en elle-même, base dernière et suprême de tout ce qu’elle croit. Ainsi la raison, qui contrôle tout en nous, se contrôle elle-même ; et ce n’est point là une supposition, mais un fait que l’observation constate immédiatement en nous, et que les débats de la philosophie n’ont fait que traduire sur la scène de l’histoire… mais de ce que la raison élève ce doute sur elle-même, s’ensuit-il que la raison qui peut l’élever puisse le résoudre ? Nullement… De quoi la raison doute-t-elle ? Des principes qui la constituent, des principes qui sont pour elle la règle même de ce qui est raisonnable et