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de hautes probabilités dans la solution des problèmes de la philosophie, comme on s’en contente en astronomie, en physique, en histoire, en affaires ; et de même qu’il y a en physique, en histoire, des choses hors de doute, quoique non logiquement démontrées, il peut, il doit y en avoir de telles dans le champ de la spéculation philosophique. Il faut savoir reconnaître l’affaiblissement graduel et continu de la probabilité là où il se trouve, aussi bien en philosophie qu’ailleurs. La prétention d’y tout réduire à la démonstration logique, et même la tendance à rechercher de préférence ce genre de preuves, ne peuvent aboutir qu’au scepticisme, comme l’atteste l’expérience de tous les siècles, et comme l’indiquent a priori les lois de l’intelligence humaine. L’idée de procéder en philosophie comme l’esprit procède partout est sans doute une idée si simple qu’on n’y saurait voir ni invention, ni réforme ; mais c’était aussi une idée simple que celle d’étendre aux corps célestes les lois d’inertie, de pesanteur, qui régissent à la surface de notre globe les mouvements de la matière, et de cette idée simple sont issues les grandes découvertes astronomiques du dix-septième siècle. Ce n’est pas non plus une idée neuve que de penser que nous sommes guidés en tout par des probabilités d’inégale force ; c’était l’opinion professée dans l’école grecque connue sous le nom de troisième Académie, école dont Cicéron a été chez les latins et est resté pour nous l’élégant interprète. Mais la notion de la probabilité n’a jamais été pour les anciens que vague et confuse ; et lorsque, chez les modernes, les progrès des sciences exactes eurent fait éclore la théorie de la probabilité mathématique, précisément vers l’époque où la philosophie et les sciences exactes allaient tendre à faire divorce, il semble que cette découverte même ait empêché qu’on ne donnât à la doctrine philosophique ébauchée par les Grecs la rigueur méthodique et la précision sans subtilité qui caractérisent l’esprit moderne. Il fallait pénétrer plus avant qu’on ne l’a fait dans l’idée fondamentale du hasard et de l’indépendance des causes ; distinguer nettement la notion de la probabilité philosophique d’avec celle de la probabilité mathématique, telle que les géomètres l’entendent ou doivent l’entendre ; faire voir ce que ces notions ont de commun et en quoi elles diffèrent, au point d’être essentiellement irréductibles l’une à l’autre.