Page:Counson - Malherbe et ses sources, 1904.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 20 —

Alors ? Si la poésie n’a de prix que par les chimères dont nous peuplons la vie, si elle n’est que la parole ailée du sentiment, si la nature et l’amour, la douleur et la joie sont ses éternels refrains, pourquoi des hommes si sensés se mêlent-ils d’écrire ? Ah ! c’est qu’ils pensent justement que « l’art n’est pas une débilité de l’esprit, et que ces susceptibilités nerveuses en sont une[1] ». « Il ne faut pas s’écrire, l’art doit s’élever au-dessus des affections et des susceptibilités nerveuses[2]. » Il ne faut pas s’abandonner à ses impressions : « nul lyrisme, la personnalité de l’auteur absente[3] » ; « il n’y a rien de plus faible que de mettre en art des sentiments personnels[4] ». Qu’ils témoignent pour leur art un mépris aussi brutal qu’intermittent, ou qu’ils en parlent avec religion, ils pensent ou devinent tous que cet art doit être impersonnel, que leur cœur ne contient pas leur génie et n’en est pas la mesure, que le mélodrame n’est pas bon parce que Margot y aurait pleuré, que le poète n’a pas à se donner en pâture au public, mais peut, et doit être impassible :

Poètes, à vos luths ! l’art est ce fleuve antique
Où Thétis aux yeux verts trempa son fils naissant :
Il faut y plonger nu, pour que le flot magique
Nous fasse autour du cœur un bouclier puissant[5].

  1. Flaubert, Corresp., 2e s., p. 81.
  2. Ibid., 3e s., p. 80.
  3. Ibid., 2e s., p. 72.
  4. Ibid. p. 75.
  5. Bouilhet, p. 37. La séparation de la personnalité de l’auteur et de son œuvre ne peut naturellement jamais être complète : de là vient peut-être en partie que Malherbe se contredit si souvent, que Corneille n’a pas toujours « l’esprit de suite », et que Flaubert « a en lui littérairement parlant deux bonshommes distincts » (Corresp., 4e s., p. 69).