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CHRONIQUE DU « FIGARO »



LA FÊTE DE L’EMPIRE ESPAGNOL




À cette même place, il y a vingt-cinq ans[1], je me souviens d’avoir prophétisé l’avènement d’un empire espagnol qui n’aurait ni réalité politique, ni unité tangible et dont, pourtant, les destins à venir égaleraient — surpasseraient même les destins écoulés. Or, l’autre jour, à Séville, il m’a été donné d’entrevoir la forme prochaine de l’édifice et d’entendre le rythme des pioches pacifiques travaillant à en établir les soubassements. Dans ces jardins merveilleux qui s’étendent en bordure du Guadalquivir, des palais vont surgir où la gracieuseté frêle de l’art arabe et la robustesse opulente de la Renaissance ibérique se mêleront en de charmantes fantaisies. C’est là que se tiendra, en 1929, l’exposition ibéro-américaine, à laquelle participeront, avec la mère-patrie, les États espagnols du Sud-Amérique et — invités obligatoires — les cousins portugais et brésiliens. Ce sera, si la malice des hommes n’en vient troubler l’ordonnance, une fête magnifique, à la fois mondiale et plus que demi-millénaire dont l’éclat fixera les regards de la postérité. Mais dût-il en être autrement, fallût-il renoncer à embellir une si haute circonstance des parures dont elle est digne, le fait lui-même subsisterait qu’un Empire disparu va s’animer d’une vie nouvelle, restauré par la seule puissance de l’histoire, sans le concours des hommes d’État, sans secousses populaires préalables, sans qu’aucune des communautés intéressées ait à sacrifier, pour en faire partie, la moindre parcelle de son indépendance. Cas unique et prodigieux.

Il est plus étonnant encore de devoir constater que la possibilité d’un tel événement découle d’une défaite avérée. Tant que Cuba était demeuré sous la férule maternelle, une rancune sourde avait continué de travailler les âmes transatlantiques, Cuba émancipée, le souvenir des disputes familiales commença de s’apaiser ; il s’est graduellement estompé dans un passé plein de gloire d’où émerge maintenant la notion dominante du patrimoine commun… Sera-ce une sorte de réplique de l’Empire britannique ? Point du tout. Les différences sont absolues ; la similitude n’est qu’apparente. L’Old England a gouverné ses Dominions aussi longtemps qu’elle l’a pu, mais, sachant profiter de la leçon initiale, elle s’est gardée d’opposer à leurs revendications une dangereuse opiniâtreté. N’empêche que ces revendications ont été formulées, qu’il y a eu parfois sommation discrète, que l’autorité souveraine a été partagée à la suite de négociations où chacun défendait ses droits, qu’aussi bien les Français du Canada et les Hollandais du Sud-Afrique, sans parler d’autres peuples encore, étaient parties intéressées et consultantes… L’Espagne, elle, a connu un sort inverse. On l’avait classée moribonde ; on estimait déjà définitifs les plis de son linceul. Qu’elle fût vivante, au contraire, et recélât des forces prochaines, c’est ce dont peu d’observateurs consentaient à se rendre compte. Depuis le début du vingtième siècle, pourtant, la renaissance se dessinait clairement. L’éventualité n’en inquiète personne. Si la famille se reforme, c’est que les enfants, pleinement libres, reviennent d’eux-mêmes rendre hommage à leur mère. Ils se sentent fiers d’elle et s’empressent à l’honorer. Entre elles et eux, aucun conflit n’est plus possible. Ils savent qu’ils représentent ensemble un groupe ethnique d’une force singulière, que par le nombre de ceux qui le parlent comme par sa beauté leur commun langage se classe dans le monde aux premiers rangs, que de fabuleuses richesses sont prêtes à être exploitées par eux sans que leurs intérêts économiques risquent de se trouver en opposition, qu’une unité religieuse presque sans fissures rapproche chez eux les croyants, qu’en somme, à part le problème indien, lequel n’est ni insoluble ni imminent, il n’y a guère de nuages sur leurs horizons… Quelle atmosphère préférable pourrait-on souhaiter pour des manifestations de rapprochement telles que Séville en prépare ?

Le lieu, cette fois, est admirablement choisi. Lorsque, après la guerre de 1898, les cendres de Christophe Colomb quittèrent la cathédrale de La Havane pour repasser l’Océan, il semblait que l’on rapatriât un vaincu. Mais l’illustre défunt qui rentrait en Espagne y venait, au contraire, attendre les hommages du Nouveau-Monde. Sous les voûtes impressionnantes de Séville, on lui a élevé un tombeau grandiose, étrange, d’un archaïsme raffiné, si l’on ose ainsi dire, et dont la polychromie sculpturale évoque les chefs-d’œuvre longtemps méconnus dont Montanès et son école peuplèrent la région. Au pied de ce monument, les pèlerins d’outre-mer viendront s’incliner et, avec eux, tous ceux pour qui l’Histoire est la grande éducatrice et qui, par delà les appétits et les passions, savent discerner les traces prédominantes de l’Idée. Non loin ils iront visiter le port de Palos, d’où partirent les caravelles, et ce monastère de la Rabida, au seuil duquel Christophe Colomb, incompris et délaissé, s’était affaissé en une de ces défaillances sans lesquelles la victoire finale de la volonté n’atteindrait pas tout son prix. Ils parcourront de même les galeries de la casa Lonja, où sont abritées et en voie de reclassement ces « archives des Indes » dont le plus illettré des Sévillais ne parle qu’avec un pieux respect.

Grands souvenirs ! Pour accueillir le pèlerinage, on dirait que l’Espagne veut faire toilette matérielle et morale. Les progrès accomplis par elle depuis dix ans que je ne l’avais vue se révèlent en mille détails. N’étant pas de ceux qui approuvent le principe des gouvernements d’exception, je ne me sens que plus libre de dire combien celui-là, à côté d’erreurs indéniables, remplit heureusement son programme, quelles innovations ingénieuses et souvent libérales il réalise, comme il série bien les questions et dirige habilement, à travers les écueils, la barque dont il avait saisi un peu brusquement la barre.

En tout cela, la France ne saurait trouver que matière à satisfaction. L’orientation nouvelle du monde espagnol n’est aucunement contraire à son intérêt ; et son amour de la justice doit l’inciter à s’en réjouir. Les sympathies sud-américaines qui lui sont acquises de longue date et sans réticences aideront à effacer jusqu’au souvenir de certaines péripéties fâcheuses du début du dix-neuvième siècle qui troublèrent les rapports franco-espagnols. Mais peut-être nous autres Français éprouverons-nous quelque envie en comparant le sort de nos voisins avec le nôtre et la simplicité de la politique mondiale qui s’offre désormais à eux avec les complexités dont la nôtre continue de subir l’emprise obligatoire. Tandis que l’hexagone français demeure exposé à tous les vents et que nul isolement du geste ou de la pensée n’est permis à ceux qui y résident, l’Espagne, de moins en moins dépendante des contingences européennes, va pouvoir vivre en façade sur l’avenir transatlantique, aéré et lumineux.


Pierre de Coubertin.
  1. Voir en tête du Figaro, du 1er septembre 1902, l’article intitulé : « L’Espagne et ses filles. »